François Peyrony : entre la scène et l’écran
Interviews • Publié le 21/06/2011 par

 

Actif au théâtre depuis de nombreuses années, François Peyrony est venu plus récemment à la musique de film. On a remarqué sa partition baroquisante et élégante pour Il ne faut Jurer de Rien d’Eric Civanyan, dont il est le complice musical fréquent. Musicien polyvalent, instrumentiste, il fréquente aussi d’autres univers : courts métrage, livres pour enfant… On lui doit notamment un quatuor inspiré par la pièce Hedda Gabler d’Henrik Ibsen. Mais François Peyrony est peut-être avant tout un musicien qui réfléchit à ce qu’il fait…

 

Comment êtes-vous arrivé à la musique de théâtre et de cinéma ?

Mon parcours a été plutôt chaotique, sans être autodidacte… ou alors je suis un autodidacte qui a beaucoup appris ! J’ai commencé le violon très jeune, mais sans faire le Conservatoire car mon professeur considérait que ce n’était pas la peine que j’apprenne le solfège. J’ai donc pratiqué à l’oreille pendant longtemps. J’ai fini par entrer au Conservatoire assez tard pour étudier le violon, alors qu’en solfège, j’étais six ou sept classes en dessous ! Mais je jouais aussi du piano sur des chansons, de la guitare avec des gens qui faisaient du rock. C’était très éparpillé, je ne me voyais pas du tout musicien, d’autant que personne dans ma famille n’était artiste. Quand j’ai réalisé que je voulais être compositeur avec des bases d’écriture, c’était trop tard pour un cursus classique, j’ai donc décidé de faire l’American School of Modern Music, une école de jazz installée à Paris, qui est très sérieuse.

 

Comment apprend-on le jazz ?

On a l’idée du jazz comme une musique improvisée, mais c’est un gros mensonge ! Une improvisation, cela se prépare. C’est un milieu très bizarre je trouve, qui camoufle bien tous ses trucs. J’ai beaucoup appris à l’American School : à arranger, à jouer, des techniques d’écriture assez modernes, sans passer par la case départ. Dans un cursus d’harmonie classique par exemple, on reprend tout au début, on refait tout le chemin historique, et on n’aborde la dissonance que tard dans le cursus. Alors qu’on a aujourd’hui une oreille éduquée à la dissonance, notamment par le biais du cinéma. Chez Disney, par exemple dans Fantasia, on a des choses assez costaudes, surtout pour un public d’enfants, et cela passe très bien. D’ailleurs, l’accès des enfants à la musique savante se fait comme cela ! Mais même dans cette école, le cadre d’enseignement est toujours serré, il y a des codes. C’est alors que j’ai découvert une autre manière de faire de la musique, avec des synthés, des machines. J’ai découvert aussi que certains musiciens tentaient de représenter graphiquement des sons, au-delà des systèmes de notation, avec des dessins et j’ai été fasciné par ce travail d’interface que l’on retrouve ailleurs, par exemple quand on travaille avec un réalisateur non musicien. Je pense que cela devrait être une des compétences du musicien, de savoir traduire en terme musicaux des concepts qui ne sont pas du tout musicaux, et rien dans les cursus traditionnels ne prépare à cela.

 

Comment décririez-vous votre manière de composer ?

J’ai vite travaillé sur des synthétiseurs, comme le fameux Yamaha DX 7 des années 80, avec ses sons de cloches notamment. Pour un musicien qui a une formation de violoniste ou de pianiste, c’était extraordinaire d’avoir l’orchestre sous les doigts. Je n’ai pas de complexes à utiliser ces instruments, je travaille sans passer par la partition, et sur des improvisations, que je retravaille ensuite. Je crois beaucoup en la notion de « serendipité », c’est à dire ce qui vient du hasard. Je me suis rendu compte qu’avec l’informatique, on avait un « bloc note » très pratique, sur lequel on peut jouer des choses qu’on entend parfois dans des états de rêverie plus ou moins consciente, sans s’en rendre compte. Je laisse venir ces choses et je peux en garder une trace. Dans la deuxième phase, j’écoute avec une autre oreille, je me dis « cela est riche de possibilité » et là, la technique du compositeur intervient. J’aime aussi beaucoup intégrer des vrais sons dans ma musique (bruit de machine, machine à vent…). Pour Le Gardien d’Harold Pinter (2006), j’ai passé une journée à enregistrer tous les sons produits par les éléments du décor de la pièce et je me suis servi uniquement de cela pour composer la musique.

 

Des musiques de film préférées ?

Il Etait une Fois en Amérique m’a beaucoup marqué, Mission également (deux musique de Morricone). J’ai aussi un souvenir très fort du film La Trace de Tavernier, dont la musique est de Marc Perrone. Dans une scène, j’ai ressenti très fortement le moment où on passe de la musique jouée à l’écran par l’accordéoniste et qui devient ensuite une musique orchestrale. Je me suis dit : « c’est fort. » Je suis incapable de dire si la musique en elle-même est bonne, même si Perrone est un bon musicien, mais dans le film, il y avait une vraie émotion. J’ai un grand souvenir aussi de la musique de Mike Oldfield pour The Killing Fields et la scène de l’évacuation de l’ambassade. Mais sans le film, je ne sais pas si cela s’écoute tellement… Je trouve aussi très jubilatoire certaines choses de Cosma, mais beaucoup font la fine bouche là-dessus. C’est une erreur qui vient de ce que les films dramatiques ont une dimension supplémentaire, ils « vampirisent » cette faculté de la musique d’aller très loin dans l’émotion, la mélancolie : l’apport de la musique y est énorme. Le langage cinématographique seul n’arrive pas à faire cela. Il y a deux genres où les compositeurs peuvent aller très loin, c’est l’action, où la technicité est importante, et le drame. C’est une des clés pour avoir un oscar ! On ne voit pas, ou c’est rarissime, un oscar pour une musique de comédie. En dehors de cela, j’écoute très peu de musique, car je suis une vraie éponge, à mon corps défendant. Une fois, j’ai composé une mélodie de Pat Metheny, sans m’en rendre compte ! Encore aujourd’hui, il m’arrive d’appeler des amis pour leur demander : « Je viens d’écrire ça, ça te dit quelque chose ? »

 

Avez-vous besoin de partir de quelque chose pour composer : un texte, une idée… ?

Oui, j’ai besoin d’une accroche. Cela peut être un souvenir, une image. Je suis incapable de composer sans la relation avec l’instrument, sans entendre ce que je joue. C’est d’ailleurs très français de penser l’exercice de composition sans instrument, avec juste une feuille, un papier. Tous les compositeurs travaillaient sur un instrument. Je crois qu’il y a une dimension de transe, qu’il y a quelque chose qui s’ouvre dans l’esprit, avec juste trois notes. Il y a quelque chose de  très rationnel et en même temps de très mystérieux. Par exemple, quand je travaillais sur Le Limier d’Anthony Schaffer, j’avais beaucoup d’appréhension. Je me disais : « Si je me plante, le metteur en scène va prendre quelqu’un d’autre… » Finalement, je me suis mis à mon piano et j’ai joué un thème, directement, sans phase de recherche. Parce qu’il y a avait déjà une préparation mentale liée à ce projet, et la création du thème était en fait la fin d’un processus. Mais je suis incapable d’expliquer comment je suis arrivé à ce résultat ! Les arguments, on les trouve après ! Toujours la serendipité… Il y a quelque chose de magique dans le fait de faire de la musique.

 

Pour un compositeur, quelles différences entre le théâtre et le cinéma ?

Au théâtre, il y a très peu de musique, elle peut donc avoir paradoxalement un poids énorme. Mais au théâtre comme au cinéma, le plus difficile est souvent de l’arrêter : pourquoi, à un moment donné, n’y a-t-il plus de musique ? Parfois, le problème est réglé par exemple avec l’entrée d’un dialogue, mais c’est quand même bizarre, c’est une manière de s’excuser. Les américains ont résolu le problème : il y a de la musique presque tout le temps ! Ce qui est dommage car quand on met de la musique, le silence qui suit est plus signifiant. Au théâtre, les musiques sont aussi très courtes, ce sont des « chevilles ». J’ai donc développé une manière de ramasser les choses, de travailler sur des formats courts tout en faisant en sorte que la musique aille d’un point A à un point B. J’aime ne pas tout dire dans les premières mesures, préparer les choses, c’est un jeu dans la durée.

 

Au cinéma, j’ai réalisé une chose primordiale liée au choix du placement de la musique : c’était à l’occasion d’une scène où une femme se jette par désespoir du haut d’un escalier. Là, j’ai été confronté à une question. Qu’est-ce que la musique veut dire : « Attention, attention, elle va tomber, elle va tomber… Elle tombe ! » Ou alors : « Rien, rien… Ho, elle tombe, je la vois tomber ! » Ou encore : « Oh, mince, elle est tombée… » Qu’est-ce qu’on veut appuyer avec la musique, mettre en avant ? On peut lier cela à la réaction du spectateur : dans le premier cas, il est avec elle depuis le début, il a envie d’empêcher cette chute. Dans le deuxième cas, il est simplement témoin. Dans le troisième cas, si la musique arrive après la chute, c’est comme le souffle qui est coupé et qui repart après, la musique s’identifie à la respiration qui repart. C’est un choix narratif : comment raconter une histoire, de quel point de vue… Ce n’est pas innocent. Dans ce cas précis,  j’ai choisi la troisième solution car je ne voulais pas qu’on sache qu’elle allait tomber, donc pas de préparation musicale.

 

J’ai hérité du théâtre cette pratique de déterminer très précisément quand il faut de la musique, ce qu’elle veut dire, à quel moment. Je ne suis pas un « fournisseur » de musique… C’est toujours ce travail dans la durée. Dans Il Etait une Fois dans l’Ouest, on voit bien sur certaine scènes la construction dans le temps, où la musique in (diégétique) est préparée par la musique off qui précéde, ce qui suppose évidement un vrai travail entre Morricone et Leone. Ce n’est pas quelque chose qui arrive comme cela au montage final, cela se conçoit avant. C’est le travail de narration : là, le musicien n’est plus au service de l’habillage du film.

 

 

Pensez-vous que vos musiques peuvent être écoutées hors contexte ?

Je n’y pense pas en écrivant mais a posteriori, je me dis que telle musique peut être sortie du film ou de la pièce et être écoutée. Mais ce n’est forcément le cas : je suis assez fier de ma musique pour Richard III, mais elle n’est pas agréable à écouter car elle suit le parcours sanglant du personnage. Elle ne flatte pas l’oreille des mélomanes ! Dans la scène du couronnement, où Richard III traîne une cape de trente mètres, la musique a quelque chose de pénible, qui peine à avancer… Sur scène, elle donne un sens supplémentaire qui n’est pas là au départ. En dehors…

 

Comment avez-vous abordé la question de la musique d’époque pour Il ne faut Jurer de Rien ?

Dès le début, Eric Civanyan et moi avons convenu qu’il n’y avait aucun intérêt à décaler la musique. Elle devait être un peu l’équivalent musical des costumes, qui sont des copies d’époque. Dans le choix des instruments, par exemple, l’accordéon était possible (en trichant un peu d’une dizaine d’année), mais pas le piano moderne, ni le saxophone. Une partie de la musique a d’ailleurs été composée pour le tournage, afin que les musiciens jouent les vraies notes en direct, et puissent être filmés d’assez près. Mais je n’avais pas envie de faire non plus de la musicologie de film, je me suis fié à ma culture musicale… Je ne suis pas toujours emballé par ce que j’entends au cinéma. Pour moi, certains compositeurs passent à côté du sujet. J’entends des choses très grandiloquentes et je me demande souvent : « Mais qu’est ce que ça vient faire là ? » Quand Il ne faut Jurer de Rien est sorti, on m’a demandé : « Mais pourquoi tu as écrit un tel générique ? Normalement, sur le générique, il faut montrer tout ce que tu sais faire ! » Non, désolé, j’ai écrit un générique de début au service du film, pas pour attirer l’attention sur moi.

 

Aimez-vous composer dans l’esprit du « à la manière de » ?

Il y a forcément, et c’est assez amusant à faire, une part de « à la manière de » dans mon travail. J’ai coutume de dire qu’au théâtre, le faux est souvent plus vrai que le vrai. Ce n’est pas exactement pareil au cinéma. J’ai une anecdote amusante à ce sujet : pour les besoins d’une pièce, j’avais écrit une comptine juive dont je n’avais que les paroles (elles aussi inventées de toutes pièces par l’auteur). Je n’ai pas cherché à écouter cinq milles morceaux de musique juive, ni plonger dans l’analyse musicologique de la musique ashkénaze. J’ai juste écrit ce qui sonnait à mes oreilles comme quelque chose d’assez ashkénaze. Un comédien célèbre qui est venu voir la pièce a pleuré en entendant cette comptine, parce que c’était celle que sa grand-mère lui chantait quand il était petit, et qu’il n’avait jamais entendue depuis. Et pour cause, il ne l’avait jamais entendue du tout ! Je ne l’ai pas contredit, à quoi bon… ?

 

 


Entretien réalisé en mars 2011 par Stéphane Abdallah

Transcription : Stéphane Abdallah

Photographies : DR

Remerciements à François Peyrony pour sa disponibilité.

Stephane Abdallah
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