Les trésors de Stéphane Lerouge
Interviews • Publié le 26/09/2010 par

 

Stéphane Lerouge, un nom devenu incontournable en France pour tout amateur de musique de film qui se respecte. Il y a dix ans déjà, Stéphane lançait chez Universal Music France la collection Ecoutez le Cinéma !, dédiée à la préservation de la musique du cinéma français. Le 2 novembre 2000, 48 heures après l’arrivée dans les bacs des premiers titres de cette fastueuse collection, ce cinéphile fou amoureux de musique rencontrait l’illustre Gérard Dastugue pour un entretien haut en couleurs. Un retour en arrière donc, pour mieux célébrer cette décennie qui a vu naître plus de 80 albums au sein de cette collection unique, suivi de la publication d’un second entretien faisant le bilan de ces années passées à sauvegarder le patrimoine des compositeurs du cinéma français.

 

 

Cette collection Universal se présente d’ores et déjà comme un événement : certaines partitions, parfois oubliées, parfois inédites, vont enfin connaître la voie de l’édition. Quel en a été le déclencheur ?

En fait, il y a près de 50% de voulu, de désiré, et le reste est fait de hasard et de circonstances… Il y avait autrefois un éditeur spécialisé dans la musique de films qui s’appelait Jacques Plante, qui était également auteur de chansons (Les Grands Boulevards interprété par Yves Montand, entre autres – NDLR) et qui avait créé sa propre société, Caravelle, de façon à éditer lui-même les chansons dont il était parolier. Il était très ami avec le producteur Robert Dorfmann et, à la fin des années soixante, ce dernier lui a proposé de produire et d’éditer les bandes originales de ses films. Parce qu’à l’époque, singularité du système français et italien, les producteurs des films ne payaient pas la musique, c’était toujours des éditeurs spécialisés qui intervenaient. Tous les films Gaumont, par exemple, avaient des bandes originales éditées par Hortensia… Et Plante a donc produit et édité une grande partie des musiques des films produits par Dorfmann. Cette société, Caravelle, s’est ainsi retrouvée avec Le Cercle Rouge, Les Aventures de Rabbi Jacob, Flic ou Voyou… A un moment donné, Caravelle a été vendue à MCA, antenne éditoriale du groupe Universal, et il y a un an et demi, Universal a racheté Polygram. Et voilà comment Caravelle s’est retrouvée dans le giron d’Universal.

 

Pas mal de compositeurs de musique de films qui étaient édités par Caravelle avaient envie que des initiatives d’exploitations soient prises : Eric Demarsan d’un côté, Philippe Sarde pour certaines œuvres… Et par une espèce de chance assez inouïe, la gestion des masters Caravelle s’est retrouvée au département du jazz dont le directeur (Daniel Richard – NDLR) est très activiste et convaincu qu’il faut vraiment faire des choses pour la musique de films et pour le patrimoine de la musique de films. Et il m’a dit : « On est propriétaires de ce catalogue, il faudrait vraiment qu’on entreprenne ensemble une politique pour le faire vivre ! » Et sur ce constat, on s’est dit qu’on allait échafauder une collection avec la démarche de sortir des bandes originales intégrales, en sachant qu’il peut y avoir parfois des albums avec une seule musique, ou qu’il peut y avoir – quand il y a des liens assez forts – des couplages thématiques entre deux bandes originales. Ensuite, les gens d’Universal ont rencontré un éditeur suisse, Bertrand Liechti, propriétaire de la société Sido Music qui intègre tout le fond Hortensia. Il leur a donné en exploitation disques tout son catalogue. Alors aujourd’hui, entre le catalogue Caravelle et le catalogue Sido, on se retrouve avec 200 ou 300 musiques de films à exploiter ! Ca signifie que dans dix ans, on y sera encore !

 

C’est donc une collection à long terme, ou bien comptez-vous limiter le nombre d’éditions ?

Ah non, on va continuer à creuser, à explorer tout cela tant qu’on aura de la matière première ! Régulièrement, on aura des fournées complémentaires. Tout cela va s’additionner progressivement. On ne se dit pas « Tiens, on va faire 25 CD ! » On va faire le plus que l’on peut, avec cette idée de publier des versions intégrales et de servir en même temps des compositeurs qui n’ont pas été forcément bien traités du point de vue phonographique. Par exemple, Eric Demarsan, qui est quelqu’un de très doué, et qui a réussi l’exploit d’avoir écrit les musiques de deux Melville ! Aucun autre compositeur n’a franchi la barrière du one shot avec Melville, et lui l’a réussi ! Et même au-delà de çà, ses partitions valaient vraiment le coup et méritaient une exploitation intégrale… C’est aussi combler des lacunes, réparer des injustices, et c’est surtout lutter en permanence contre un oubli qui risque de s’installer si on n’essaye pas de préserver la mémoire du cinéma français.

 

Comment voyez-vous le marché de la musique de films en France par rapport à la place et au devenir d’une telle collection ?

Ce n’est pas facile parce qu’on a tendance à se faire bouffer par des bandes originales qui n’ont rien d’originales, qui ne sont que des compilations pop, rock… C’est une tendance qui fait que le film devient juste un support, un prétexte à compiler, et le disque n’est qu’un outil de marketing dont le contenu est parfois complètement indépendant du contenu du film ! Se pointer avec des intégrales des films de Melville, des musiques de Sarde qui remontent à plus de vingt ans, à une époque qui est malheureusement de plus en plus amnésique, ce n’est pas forcément chose facile ! Heureusement, sur cette collection, on a l’avantage qu’Universal soit une multinationale avec des filiales partout dans le monde. On sait que certains pays ont précommandé toute la collection : le Japon, certains pays européens, d’Amérique du Sud. Cette espèce de lobbying que met Universal sur ses filiales par rapport à cette collection est une façon de faire exister le disque au-delà de nos frontières, à un moment où le marché en France est un peu… Franchement, quand je vais dans les magasins, ça me déprime ! Quand vous passez des mois sur un disque à essayer de retrouver une bande, à refaire un mastering, à soigner le son, le contenu, le livret, et que finalement, le disque n’est pas mis en facing ! Par chance, sur cette collection, au début de l’année – ça fera une quinzaine de disques environ- ils feront une opération groupée avec un présentoir spécial…

 

 

C’est une sorte de Pléiade de la musique du cinéma français…

Oui, en quelque sorte. Parce que je ne vois absolument pas ce qu’on pourrait mettre de plus sur ces albums ! On racle les fonds de tiroirs, on met tout ce qu’on peut mettre, tout ce que le compositeur possède dans ses archives. On est vraiment allé le plus loin possible dans cette démarche-là. C’est pompeux de dire que c’est une Pléiade parce que pour des raisons de droits, il y a des choses qu’on ne mettra pas et qu’idéalement, on aimerait bien mettre.

 

Des problèmes de droits de quel ordre ?

En fait, il n’y a pas de somme à payer pour pouvoir sortir une musique. En France, la maison de disques donne au producteur de l’enregistrement un pourcentage sur les disques vendus. Le problème, c’est que la finalité d’une musique de film, par définition, c’est d’être sur un film. Et pendant des années, les producteurs-éditeurs finançaient une musique qui était mixée en studio, et la bande était livrée à la production du film qui, elle, faisait un deuxième mixage, le mixage de la musique en elle-même, avec les autres éléments sonores. Et la plupart du temps, malheureusement, les producteurs-éditeurs de la musique ne sont jamais venus récupérer le matériel auprès des producteurs du film. Et on a des tas de bandes originales qui se sont évanouies à jamais ! Il y a eu des déménagements, parfois elles n’ont pas été récupérées, parfois elles ont été jetées…

 

On a parfois des alternatives, parfois le compositeur a gardé les bandes pour lui. Certains compositeurs sont très conservateurs… Vladimir Cosma en est le plus bel exemple. Il a une pièce chez lui avec un mur de bandes rangées par ordre alphabétique. Il peut faire ce qu’il veut, il a tout ! Il y a une vraie gestion de son catalogue et de son patrimoine, c’est vraiment formidable ! Mais il y a d’autres cas moins heureux : par exemple, Michel Magne avait gardé une partie de ses bandes et de ses partitions, tout a brûlé dans l’incendie de son château à Hérouville. Quand les éditeurs n’ont pas les bandes, c’est très difficile ! Alors parfois, coup de bol, il y a eu un 45 tours et l’éditeur n’a pas pensé à récupérer auprès de la maison de disques la bande qui pourtant lui appartenait. Et trente-cinq ans après, on retrouve la bande matrice du vinyle d’époque… Parfois, l’éditeur de la musique est ravi que cela puisse sortir, le compositeur est ravi qu’il puisse y avoir quelque chose, mais on n’a pas de support ! C’est terrifiant ! Tout les cas de figure sont possibles ! On peut aussi avoir le support, et pour des raisons complexes, juridiques, contractuelles, l’éditeur ne veut pas que çà sorte ! A chaque fois, c’est une espèce de chemin de croix ! Généralement en France, et contrairement aux Etats-Unis, le statut du compositeur est assez respecté. Il est le créateur, et donc on le protège. Globalement, quand un compositeur veut quelque chose, l’éditeur aura plutôt tendance à se ranger de son côté.

 

Sarde, Demarsan, Polnareff… Comment cet ordre de sortie vous a-t-il été dicté ? C’est un choix personnel ?

Objectivement, c’est subjectif ! (rires) Le Duhamel et le Sarde/Verheyde sont un peu en amorce de collection parce qu’ils étaient directement liés à l’actualité. Dans l’un, il y avait L’Affaire Marcorelle, dans l’autre Princesses, qui sont tous deux sortis le 13 septembre. Mais tout ce qui est là relève complètement du subjectif ! Philippe Sarde rêvait de sa collection depuis des années : il a un catalogue énorme de plus de 200 films, des films qui passent souvent en télévision. Et de tous les compositeurs français qui ont un répertoire de cette importance là, il était sûrement, d’un point de vue disques, le plus sous-représenté ! Le volume de sa production, de sa carrière, les rencontres qu’il avait pu faire, les styles de ses partitions… Quant à Eric Demarsan, c’est un autre profil de compositeur. Il y avait ces deux films qu’il espérait voir édités depuis des années. Connaissant Demarsan par ailleurs et sachant l’importance qu’il accordait à cette réexploitation, je me suis dit : « On va aller tout de suite sur deux personnalités qui attendent ces projets depuis longtemps. »

 

Et la collection s’enchaîne sur La Folie des Grandeurs de Polnareff, Le Cinéma de Claude Sautet

Et pour le début 2001, le Fantomas de Magne, l’intégrale de Boulevard du Rhum, de L’Homme Orchestre de De Roubaix, un album Georges Delerue qui sera un peu particulier, avec l’intégrale du Mépris, quinze minutes, intégrale modeste par rapport aux autres, mais il y aura deux thèmes supplémentaires par rapport à ceux figurant sur le CD Hortensia. On ne peut pas aller au-delà parce que c’est tout ce que Delerue avait enregistré pour le film. Ce sera une espèce de photographie « Delerue années soixante » avec des inédits de La Peau Douce, avec Cartouche, des inédits d‘Heureux Qui Comme Ulysse, L’Insoumis

 

 

Et vous allez également sortir Papillon, qui fait un peu figure d’outsider dans cette collection !

Oui, mais le film est français ! Ca peut paraître complètement surréaliste ! Tourné par Franklin Schaffner, avec Steve McQueen et Dustin Hoffman, mais produit par Robert Dorfmann ! Dorfmann-Caravelle, et voilà comment… Ce sera une intégrale. Je n’ai pas encore tout réécouté, mais on va s’arranger pour avoir plus de thèmes que sur le disque sorti chez Silva Screen il y a quelques années…

 

Nous avons assisté hier au remastering du CD de Fantomas. C’est un travail de montage et de mixage incroyable !

Oui, bien sûr. Le problème, c’est comme en peinture, c’est la loi des contrastes : un thème a une valeur en soi, et quand il est encadré par deux autres thèmes, il a une valeur différente. On peut apprécier un thème en soi, on l’entoure avec autre chose, et brusquement, ce thème va nous sembler trop long ou trop court. Et c’est vrai qu’il faut moins juger chaque thème en soi que la façon dont il s’intègre dans une continuité. Ce sont un peu des puzzles musicaux qu’il faut élaborer. Par exemple, pour le Fantomas, ce sont plutôt des conditions idéales de travail, parce qu’on a le temps, le CD sort en février-mars. Demain, je vais recevoir un CD-R d’écoute du travail que l’on a fait hier. Dans une semaine, je pourrai le réécouter avec un peu de recul et voir ce qui va et ce qui ne va pas, et à la limite ajuster, intervertir deux ou trois thèmes… Prendre le temps d’aboutir, ça c’est formidable ! Alors que, par exemple, les doubles CD Odéon avaient été faits dans une certaine urgence, et si vous réécoutez le double CD Georges Delerue, la fin du deuxième CD est un peu faiblarde. Il y a une baisse de régime, avec trop de morceaux lents, qui est assez dévalorisante pour l’ensemble du disque.

 

Ce sera une bonne occasion de sortir un volume 2 !

De toute façon, il y a un tas de choses à faire sur Delerue, il y a eu beaucoup de disques. La chance des compositeurs de la Nouvelle Vague est d’être arrivés à un moment qui correspondait pile à l’avènement du 45 tours. Et en plus le 45 tours EP, quatre titres ! Donc, la plupart du temps, pour Delerue, pour Legrand, pour Magne, pour Duhamel, il y a eu des 45 tours de manière assez régulière, alors que Van Parys, Auric, Wiener dans les années 50 n’avaient presque rien ! Ce qui fait qu’aujourd’hui sur Delerue, compositeur emblématique de la Nouvelle Vague, on a beaucoup de bandes qui sont restées dans les archives des maisons de disques, plus les bandes qu’on retrouve chez les éditeurs et, chance supplémentaire, Delerue était plutôt d’un naturel conservateur par rapport à son propre patrimoine. Alors, tout n’est pas là, mais il avait un système d’archivage qui fait que quand on cherche un enregistrement de Delerue, on a 70% de chances de retrouver la bande master. Ce qui est plutôt rassurant…

 

Au contraire, existe-t-il une partition qui, à vos yeux, mériterait une édition, et qui a totalement disparu ?

Il y a un compositeur que j’aimais beaucoup, et à chaque fois que je peux l’évoquer, je le fais. C’est l’un des compositeurs français de sa génération qui savait le mieux utiliser l’outil symphonique, avec en plus une inspiration thématique d’une force étonnante : René Cloërec. Je l’aimais beaucoup, j’étais très ami avec lui, je l’ai rencontré en 1991, il est mort en 1995 à l’âge de 84 ans. Il avait écrit les musiques des films de Claude Autant-Lara et on avait fait un disque avec le matériel qu’on avait trouvé : L’Auberge Rouge, En Cas de Malheur, Le Diable au Corps… Pour l’anecdote, comme il habitait dans le même appartement depuis quarante ans, on était tous les deux descendus dans sa cave où l’on avait trouvé les bandes d’époque du Diable au Corps de 1948, on les avait remontées dans son appartement, et deux jours plus tard, la cave a été inondée ! C’est une partition qui aurait disparu à jamais si la providence, ce jour-là, n’avait pas fait le forcing !

 

Il y a deux partitions de Cloërec qui ont disparu à jamais, deux partitions vraiment magnifiques. C’est Le Rouge et le Noir, pour orchestre et chœurs, et Le Comte de Monte-Cristo, la version de 1961, qui est une grande partition qui respire la mer, les embruns, l’aventure maritime, une partition vraiment tragique d’une force incroyable ! On sent le sentiment de la fatalité dès le générique de début. Et Cloërec avait les conducteurs, il voulait les réenregistrer avec un son d’aujourd’hui, mais le temps nous a manqué… C’est vrai que si on prend le cinéma français des années trente, quarante, cinquante, il y a des tas de partitions à réenregistrer ! Vous imaginez qu’à l’heure actuelle, on pourrait faire un coffret de trois CD sur le cinéma de Georges Auric, il mériterait bien ça ! Idem pour Wiener, idem pour Van Parys ! Un coffret Maurice Jaubert semble s’imposer ! Par goût, j’aime la musique de films dans sa diversité, j’aime beaucoup la musique de films italienne, anglaise, américaine, mais je m’active surtout sur ce patrimoine là, parce que si on ne le fait pas nous, ce ne sont pas les autres qui vont le faire ! Je vois mal Varèse Sarabande sortir une anthologie Michel Magne ou Antoine Duhamel !

 

Dirigée par Joel McNeely !

(rires)… Ah oui ! Gérard Calvi dirigé par Joel McNeely, ça pourrait être pas mal ! « Joel McNeely plays La Belle Américaine and Le Petit Baigneur ! » (rires)

 

 

On ne sait pas vraiment si vous êtes éditeur, producteur, journaliste, monteur, concepteur ou restaurateur de CD…

C’est un travail qui vise à exhumer, à faire vivre le patrimoine français de la musique de films. Ou à aider de jeunes compositeurs : j’aime beaucoup Alexandre Desplat, Bruno Coulais, Pierre Adenot avec lesquels je travaille aussi. C’est promouvoir et sensibiliser à la musique de films. Alors évidemment, ça peut prendre différentes formes : ça peut être la conception de CD, parfois c’est juste un texte. Comme Desplat qui m’appelle en me disant :  « Je viens de faire Une Chance sur Deux, il faut absolument qu’on ait un rédactionnel dans le livret ». Là, c’est presque un travail de journaliste, puisque je n’ai pas conçu le disque, c’est lui qui l’a fait. Mais quand on fait Amazone ensemble, ça va un peu plus loin, parce qu’il me laisse le projet entre les mains, on construit l’ordre de l’album ensemble, ça va au-delà du simple texte… Mais quand les compositeurs ne sont plus là, c’est un combat à mener pour faire exister les œuvres de créateurs qui ont fait la musique populaire du XXe siècle, à travers le cinéma. C’est une forme d’expression formidable, la seule façon pour un compositeur qui écrit de la musique instrumentale aujourd’hui de se faire entendre par un très large public – ce que le concert ne permet plus – et elle oblige à avoir un maximum d’aisance dans un maximum de registres. Donc, ce travail permet de faire un peu de journalisme – écrire dans des livrets, rencontrer et faire des entretiens de réalisateurs et de compositeurs – et puis concevoir des albums, réécouter des bandes, c’est presque autant un travail de conception que de restauration. Et tout cela finalement est intrinsèquement mêlé.

 

C’est la passion qui en est le liant, finalement…

C’est un travail qui en fait n’en est pas un ! Si c’était une sorte de pensum, autant faire autre chose ! Etre payé pour faire ça, j’en arrive encore à être surpris ! (rires)

 

Et cette passion pour la musique de films passe avant tout par une passion pour le cinéma…

Pour le cinéma et la musique. Tout se fait progressivement. On aime le cinéma, on a envie de retrouver des traces musicales… Quand j’étais jeune, j’étais un saxophoniste et clarinettiste du dimanche, j’essayais de reconstituer des mélodies que j’avais pu entendre. J’aimais beaucoup Vladimir Cosma (et je l’aime toujours beaucoup !). Et donc, aimant beaucoup le cinéma et la musique, ça commençait aussi par le fait de collectionner, d’entendre des musiques, d’essayer de les jouer soi-même et d’avoir envie de les écouter sans les images, hors du cadre du film, et de voir quel était leur impact, de voir si elles avaient toujours le même pouvoir… On est collectionneur et on arrive à mettre la main sur certains disques qu’on aime beaucoup, puis on découvre qu’il existe d’autres personnes qui ont la même passion, ces personnes n’ont pas forcément les mêmes disques, alors on demande des cassettes… Et au bout d’un moment, j’étais saturé, j’en avais assez de faire des cassettes de Peau d’Âne de Legrand ou de Clérambard de Cosma, je me disais : « Ce serait mieux si ces partitions pouvaient ressortir ! »

 

Puis un jour, j’ai rencontré Cosma, je lui ai fait part de ma frustration. Et il me dit : « Je voudrais ressortir mes musiques parce que j’ai des demandes… » En fait, ce qui est étonnant, c’est que les films vivent par eux-mêmes, ils ont une vie propre à travers les diffusions télé, la vidéo et aujourd’hui le DVD, et en vis-à-vis de cette exploitation, souvent il n’y avait pas d’exploitation disques ! Les exploitations télé faisaient naître une demande -les gens entendaient une musique qu’ils avaient peut-être envie de retrouver en disques, et les disques n’existaient pas ! Cosma m’a dit : « J’ai plein de films, j’ai vraiment envie de me pencher sur mon passé et d’entreprendre une collection ». Et donc j’ai commencé avec lui, à partir de 1991. Brusquement, cette passion a débouché sur quelque chose de professionnel.

 

 

Entre les collections de votre adolescence et les rééditions que vous éditez aujourd’hui, qu’avez-vous fait de vos 20 ans ?

(rires)… J’ai passé quelques années au département cinéma de Paris I où j’ai passé ma licence, ma maîtrise, mon DEA de cinéma. Je suis moi-même devenu chargé de cours à Paris I et je le suis toujours d’ailleurs, deux heures hebdomadaires en licence sur la musique de films. Et du côté réédition, je me suis rendu compte que je venais de rentrer sur une espèce de grand champ avec des tas de chose à faire… C’est comme une bobine de fil : on cherche un peu le bout, et finalement, quand on l’a… J’ai rencontré Jean-Claude Petit, je connaissais déjà Gérard Calvi, j’ai fait la connaissance de Georges Delerue, Claude Bolling, Francis Lai, Paul Misraki, Antoine Duhamel, Maurice Jarre, Michel Legrand. Finalement, les choses s’enchaînent…

 

Une fois que j’ai fait le Peau d’Âne avec Legrand, il était ravi, il m’a dit : « Il faut continuer ! J’ai des tas de films, j’aimerais bien que les musiques soient réactivées. » Et on a continué sur The Thomas Crown Affair (L’Affaire Thomas Crown), sur le Rappeneau… Et aujourd’hui, c’est curieux, Legrand m’appelle quand il a des questions sur son passé, sur des films qu’il a mis en musique. Je suis modestement devenu comme le prolongement de sa mémoire ! Quand ce sont des gens qu’on aime bien, qui sont talentueux et avec qui on s’entend bien, pourquoi pas ! Surtout que des gens comme Legrand ou Sarde se projettent en avant ! C’est surtout flagrant chez Legrand : une sorte de fuite perpétuelle dans un nouveau projet, pas forcément de cinéma mais de jazz, de variétés, de concert, de musicaux-scéniques… Et donc, forcément, quelqu’un comme Legrand n’a pas le temps de rester chez lui pour contempler ! Comme il rêve en avant, ça le déleste d’avoir quelqu’un qui passe son temps à réécouter des bandes de films qui ont vingt ou trente ans d’âge !

 

Quel est votre point de vue sur la musique au cinéma, son utilisation et son rôle sur le spectateur ?

C’est évidemment un rôle clé ! Je pense que la musique est vraiment une forme d’écriture du cinéma. C’est une partie du scénario… Malheureusement, beaucoup de metteurs en scène français n’ont pas conscience de son importance. Par exemple, dans le livret du Cinéma d’Antoine Duhamel, Duhamel parle de son rapport avec Truffaut, et il en souffre énormément ! Tout ce qui était post-production n’intéressait pas Truffaut, il venait aux enregistrements, restait dix minutes et partait. Et il ne venait pas non plus au mixage de ses films. Or l’enregistrement de la musique et le mixage du film, ce sont des formes d’écriture du film, tout comme l’est la lumière, le décor, le découpage, la direction d’acteurs, le jeu sur le hors-champ, qu’il soit sonore ou visuel. C’est une forme d’écriture du cinéma aussi ! Et un metteur en scène qui se consacre uniquement au scénario et au visuel, qui délaisse en partie le montage, le mixage et tout ce qui est sonore, c’est dramatique ! Tarantino, par exemple, attache beaucoup d’importance au costume : un personnage apparaît et la façon dont il est habillé a déjà une valeur X qui va permettre de définir et de cibler le personnage. On va faire passer sa psychologie par son vêtement. Et c’est une façon de sucrer deux ou trois phrases de dialogues explicatifs. Je trouve ça passionnant !

 

Un metteur en scène comme Jean-Pierre Melville intégrait le compositeur très en amont et se posait toujours la question de savoir par quel moyen spécifiquement cinématographique il allait arriver à faire passer telle intention. Et dans les films de Melville, le dialogue est souvent réduit au strict minimum. Et quand il est là, c’est pour dire des choses que lui seul peut exprimer. Kundera disait : « La mission du roman, c’est d’exprimer ce qu’il est le seul à pouvoir exprimer. » Et dans le cinéma, on devrait toujours se poser cette question-là. Et que chacun des éléments qui font le film doivent apporter quelque chose que eux seuls peuvent dirent ! La musique doit raconter une partie du film, une partie qu’elle seule peut prendre en charge !

 

 

Citons Philippe Sarde : « La musique donne »…

« Ce qui n’est pas filmé »… Quand j’en parle aux étudiants, ils ne me croient pas. Et c’est vrai que le cinéma, le cinéma français en particulier, voit plus qu’il n’entend. Prends un scénario, n’importe lequel : il peut y avoir des indications très précises sur le décor, sur la lumière, mais sur le son, rarement ! Deux personnages parlent dans une chambre, la fenêtre est ouverte, c’est un soir d’été, et dehors, il pleut. Mais quel type de pluie ? Il existe des dizaines de pluie qui, chacune, ont une sonorité, une valeur rythmique différente. On va avoir des descriptions sur l’intérieur, sur la tenue des personnages, mais la séquence n’aura pas le même sens selon le type de pluie que l’on choisira…

 

Soit les réalisateurs n’ont pas conscience de l’apport de la musique, soit ils en ont conscience et peuvent en avoir peur…

Ils peuvent en avoir peur parce qu’il y a toujours l’éternel problème du langage, de la communication qui se pose. Autant ils peuvent vérifier sur le champ les compétences d’un chef-opérateur, « Fais-moi cette lumière » et vingt minutes après, on sait si c’est la lumière qu’il faut !


Alors que la musique arrive à la toute fin du processus de création et il est souvent trop tard !

Oui ! En plus, il y a des délais, la sortie du film est arrêtée… Et il y a parfois ces dialogues qui sont difficiles, parfois ils se retrouvent en studio au pied du mur, c’est parfois ce qu’ils avaient rêvé mais ce n’est pas tout à fait ça… D’où cette méthode qui se répand, qui est un peu dangereuse et qui est plus rassurante pour le metteur en scène d’aller uniquement piocher dans des répertoires préexistants. Là au moins, ils n’ont de compte à rendre à personne, ils prennent la musique, les droits sont payés, ils la manipulent comme ils le souhaitent dans le film.

 

Vous travaillez essentiellement pour faire exister certains aspects du patrimoine du cinéma français que l’on oppose souvent – et maladroitement – au cinéma américain. Pratiquez-vous la même distinction au niveau musical ?

C’est vrai qu’il y a une idéologie dominante, mais ça ne me rend pas malade pour autant ! (rires)… Disons que par goût, je suis plus proche de ce que la musique américaine populaire a vraiment d’original, de propre et de spécifique : l’influence du jazz sur la variété, en utilisant parfois des formations assez larges de jazz symphonique… J’aime beaucoup Neal Hefti, Quincy Jones, Burt Bacharach, Elmer Bernstein, Lalo Schifrin, Johnny Mandel… Jerry Goldsmith aussi, il est une sorte de funambule entre la musique populaire et la musique savante, il intègre dans des partitions grand public des dissonances et une écriture assez culottées. Je suis par goût plus proche de cette tendance que des compositeurs plus académiques qui, dans la tradition directe de Korngold, Rosza ou Steiner, délayent souvent du faux Wagner à tour de bras. Je trouve ça parfois très bien sur les films en eux-mêmes, mais je ne passerais pas mes journées à réécouter Ben-Hur en permanence ! Ce qui n’est pas le cas d’Herrmann, par exemple, qui a un langage beaucoup plus personnel.

 

Donc, les grands délayages néo-classiques et néo-romantiques un peu pompiers, aux grands sentiments exacerbés, et qui sont un peu tous formatés suivant le même moule hollywoodien, ont plutôt tendance à m’ennuyer. Quitte à écouter cela, autant aller directement à la source et écouter des compositeurs romantiques ! Alors que quand j’écoute certains albums de Quincy Jones, qui est à la croisée de pleins de chemins – la musique contemporaine, le jazz, le folklore sud-américain, et brésilien en particulier – on est là vraiment dans un langage spécifique propre et original. Paradoxalement, j’aime bien John Williams, mais il y a certains aspects de son œuvre que je préfère de loin à d’autres. J’aime beaucoup Williams quand il fait Earthquake (Tremblement de Terre) ou Schindler’s List (La Liste de Schindler), mais le John Williams de Jurassic Park ou de The Lost World (Le Monde Perdu), j’aurais du mal à l’écouter en boucle, en dehors du film…

 

 


Entretien réalisé le 2 novembre 2000 par Gérard Dastugue, et précédemment publié sur Trax Zone.

Photographies : © Universal Music France | Olivier Desbrosses

Remerciements à Stéphane Lerouge pour sa généreuse disponibilité, ainsi qu’à Laurent Lafarge et Cyril Durand-Roger.