Metropolis (Gottfried Huppertz)

Gods and monsters

Décryptages Express • Publié le 13/11/2017 par

METROPOLIS (1927)Metropolis
Réalisateur : Fritz Lang
Compositeur : Gottfried Huppertz
Séquence décryptée : Moloch (0:13:37 – 0:18:57)
Éditeur : Capriccio

 

A toute espèce vivante d’art, ses pommes de discorde en pagaille. L’une des plus antédiluviennes dont résonne le cinéma en échos polémiques est sans contredit la lutte féroce opposant la forme au fond. Près d’un siècle auparavant, Metropolis fut parmi les premiers à cristalliser l’inextinguible débat, où s’illustrèrent, d’emblée, d’aussi éminentes personnalités que Luis Buñuel. On traça nettement une ligne indélébile de démarcation entre la démesure visuelle supérieurement façonnée par un Fritz Lang au summum de sa maestria, à qui la science-fiction du monde entier n’a jamais eu assez de mots pour dire merci, et un discours jugé au mieux puéril, au pire irresponsable, apologie avant la lettre d’un utopique vivre-ensemble que les accointances avec le parti nazi de Thea Von Harbou, épouse et scénariste attitrée de Lang, condamnèrent d’autant. Des cataractes d’eau ont coulé depuis sous les ponts, mais cette interprétation binaire d’un film mythique continue de faire autorité, occultant toute voie médiane. Il en est une autre, pourtant, qui eût mérité une attention accrue. Une voie bourgeonnant des furieux éclairs d’une fantasy légendaire, sur laquelle s’était résolument engagé le compositeur, quelques années plus tôt, grâce à son dantesque Die Nibelungen. Le fort peu discret Gottfried Huppertz n’avait-il pas aiguillé nos pas, en inondant ces deux œuvres d’un même post-romantisme constellé de feux pourpres ?

 

Dans les profondeurs de la cité baptisée Metropolis, une foule robotisée s’active à en perdre haleine. La vision blafarde d’un lumpenprolétariat pieds et poings liés, qui ne se libèrera de ses chaînes que pour obéir aveuglément aux ordres d’une inquiétante pasionaria, en appelle une autre, celle, encore à venir, des lépreux du fameux diptyque indien de Lang, rebuts pitoyables et martyrisés autant que forces destructrices du chaos. Effaré sans doute par l’essor du national-socialisme, que paraissent réclamer de tous leurs vœux ses compatriotes, le cinéaste a pour l’« Allemagne d’en bas » un regard peu amène. Nulle sympathie ne transpire d’ailleurs des cuivres tonnants d’Huppertz, qui transforment ouvriers hagards et gigantesques pistons nimbés de vapeur en rouages impossibles à dissocier au cœur d’une cauchemardesque mécanique. Nous voilà plongés dans la science-fiction la plus glaciale qui se puisse imaginer, où le facteur humain a perdu la bataille contre l’acier tout-puissant. Mais la musique, malgré l’apparente allégeance prêtée au règne des machines n’a pas renoncé au corps, couvert de peau ou d’épaisses écailles, ni au sang coulant à flots palpitants. Saisie de transports germaniques, emportée par sa grandiloquence, elle chante, fût-ce d’un timbre funeste, le pouvoir de la chair.

 

Moloch !

 

Comme un minuscule galet, rebondissant contre les flancs métalliques et les tuyaux fumants, la plaidoirie pour une humanité revigorée aurait dû se volatiliser dans l’éclatante lumière du labyrinthe futuriste. L’appétit d’ogre de la machine centrale et la sidérante volte-face graphique effectuée par Fritz Lang vont déjouer toutes les prophéties. Des geysers de vapeurs, jaillis de toutes parts pour engloutir les malheureux au travail, masquent soudain à notre vue l’orgueilleux complexe. L’orchestre a des tressaillements telluriques, ses soubresauts figurent les râles d’agonie que le spectateur ne peut entendre — et Metropolis, sans crier gare, de basculer dans une autre dimension de cinéma. Dominant de toute sa hauteur la désolation, une gueule monstrueuse et luisante, surmontée d’une paire d’yeux maléfiques, bée de tous ses crocs à l’endroit où s’enchevêtraient mille rouages : Moloch, le dieu dévoreur d’enfants ! Moloch, dont le culte impie se fêtait à la lueur de brasiers écarlates ! Moloch, devant lequel les musiciens sont les premiers à se prosterner, tirant de leurs trombones un implacable martèlement à sa gloire !

 

En l’espace d’un seul plan, la science-fiction et son clinquant technologique ont été avalés par les âges anciens, ère d’innombrables peurs superstitieuses. Gottfried Huppertz, pas le moins du monde décontenancé, ravi pourrait-on même croire de l’aubaine, s’emploie sur-le-champ à renouer avec les tons graves, l’emphase couleur d’ébène, qu’il avait autrefois conférés aux légendes wagnériennes. Ainsi empanaché de brume et de violentes étincelles, Moloch n’évoquerait-il pas le dragon Fafnir qui, tapi dans son antre, les mâchoires bouillonnant d’un feu symphonique mortel, guettait avidement Siegfried ? Dans l’abîme des siècles, rien ne change vraiment. Reptile antédiluvien, divinité païenne ou prodige high-tech… qu’importe ! Les hommes n’ont cessé de les rassasier de sacrifices sanglants pour se prévenir de leur colère. Le terrible tribut prélevé, Metropolis peut continuer à palpiter de sa vie inhumaine, transpercée par de frénétiques traits de cordes, et à lancer à l’assaut des hauteurs célestes les titanesques buildings qu’une armada de cuivres vaniteux couvre de gloriole. Elle eut beau être accusée de tous les maux, non sans fondement, Thea Von Harbou avait peut-être raison : face aux vieilles mythologies gorgées de sang et d’horreur, qui tiennent pour peccadilles la raison et les progrès de la science, l’alliance des couches sociales, unies en une seule pulsation salvatrice, un seul cœur, un seul souffle musical (qui a dit Giorgio Moroder ?), pourrait fort bien représenter le dernier remède.

 

Benjamin Josse
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