Zorba The Greek (Mikis Theodorakis)

Just The Two Of Us

Décryptages Express • Publié le 21/08/2017 par

ZORBA THE GREEK / ALEXIS ZORBAS (1964)Zorba The Greek
Réalisateur : Michael Cacoyannis
Compositeur : Mikis Theodorakis
Séquence décryptée : Zorba’s Dance (2:18:25 – 2:22:05)
Éditeur : Back Biter

 

Ils n’ont pas l’air malin, ces deux olibrius. Gloussant et se trémoussant, enlacés aussi étroitement que deux ivrognes qui auraient perdu le sens de l’orientation, tandis que le paresseux ressac de la mer Egée menace de lécher leurs orteils. A coup sûr, ils n’eussent récolté que quolibets sonores s’il s’était trouvé quelque public aux alentours… Et pourtant, l’instant est de ceux qui valent qu’on les marque d’une pierre blanche. Car sans le savoir, Zorba, l’ogre épicurien capable d’ébranler les montagnes d’un seul de ses éclats de rire, et Basil, l’étranger, le citadin plus fermé qu’une porte de prison à qui le désir de s’encanailler est subitement venu, sont en train de pérenniser une danse fabriquée de toutes pièces. Plus question de lazzis ! Leur entrain à tous deux est suffisamment contagieux pour expliquer l’incroyable succès populaire de cet apocryphe sirtaki, que nul ne voyait devenir l’ambassadeur par excellence du folklore grec. Mais derrière le petit concentré de cocagne, hissé par improbable en nouvel étendard d’une nation, se trouve un homme. Epris de libre-arbitre, ivre de son propre talent dont il a toujours souhaité faire aux peuples du monde l’humble gage d’une éternelle amitié.

 

Ce mécène n’est autre que Mikis Theodorakis. De son expérience de la guerre, qu’elle fut mondiale ou civile, et des innombrables souffrances qu’elle lui a apporté (il fut traqué, emprisonné, torturé, expatrié, déclaré coupable de tous les maux et même, horreur suprême, enterré deux fois), le compositeur a gardé la conviction qu’il n’existait rien de plus précieux en ce bas monde que le droit, pour tout un chacun, de jouir comme bon lui semble de sa liberté. Il y a ainsi gros à parier qu’il se soit reconnu quelques atomes crochus avec le personnage de Zorba, bon vivant d’autant plus rabelaisien qu’il est interprété par ce diable d’Anthony Quinn. Du seul fait de son inaltérable jovialité, qui le pousse à voir même chez un paria conspué un potentiel partenaire de ribote, le gaillard démange tel un eczéma ses compatriotes rétrogrades, terrés au fond de leurs masures et cultivant avec un arriérisme opiniâtre les pires a priori. La Grèce où nous emmène le film, miséreuse, gangrenée par le quant-à-soi, macère aux antipodes de ces images d’Epinal dont les brochures touristiques sont caviardées. Mais Zorba n’en a cure ! Rayonnant sous le dur soleil méditerranéen, il savoure son triomphe, celui d’avoir enfin réussi à fissurer l’agaçante ataraxie de Basil : le jeune homme, à l’étonnement réjoui de son cicérone, vient de lui quémander une leçon de danse.

 

Zorba The Greek

 

Les deux larrons vont donc danser. Et comment ! De prime abord, le synchronisme assez gauche de leurs mouvements, leurs bras entremêlés et le progressif embrasement du tempo évoquent le traditionnel et pittoresque hasapiko. A contrario, il y a peu de chance que les « honnêtes » gens, qui ont passé tout le film à écraser Basil de leur suspicion, goûtent les cordes primesautières du bouzouki, ce quasi pestiféré, associé par la faute d’un réflexe pavlovien aux bas-fonds et aux emmanches crapuleuses durant des lustres. En tant que héraut convaincu de la culture populaire de son pays, Theodorakis ne pouvait l’ignorer. Mais l’on se ficherait dedans en interprétant son geste par le prisme du défi bravache, ou de l’inoffensive farce de trublion. A ses yeux, les tapis de barbelés que les hommes s’escriment à étirer en épais traits noirs entre les différences et les bigarrures sont des abominations, qu’il faut abattre coûte que coûte. Par la force ? Il y a brûlé une grosse part de sa jeunesse et de sa santé, restée valétudinaire suite aux terribles traitements infligés par ses geôliers. Les voies labyrinthiques de la politique n’ont pas davantage couronné de succès ses efforts. Ne lui restait finalement plus, pour chanter la paix, qu’à le faire en musique, son domaine de prédilection, après tout.

 

Sur leur morceau caillouteux de plage, Zorba et Basil n’ont aucune de ces considérations à l’esprit. Tant que Theodorakis, invisible derrière l’éminence pelée où il donne le la, continue de leur offrir matière à tricoter des gambettes, ils se fichent pas mal que toute la Grèce puisse être aux premières loges, à se gausser de leur chorégraphie. Justement, la cadence est en train de s’affoler, broyant les parenthèses de répit qui fleurissaient au début et jetant aux oubliettes les dernières inhibitions dont Basil s’embarrassait encore. Il n’en fallait pas plus, rien que deux gais lurons occupés à rire et à danser au bord de la mer, pour propulser Alexis Zorbas au firmament où il étincelle depuis lors d’une lueur immensément fédératrice. D’aucuns, grincheux patentés, s’entêtent à crier aux malhonnêtes arrangements avec la réalité. Peu sont disposés à faire chorus, dans un monde voyant en une pure invention de cinéma, le sirtaki, l’un des plus séduisants symboles de l’âme grecque. Douce saveur mélodique et poudre de perlimpinpin : pour cette fois au moins, il s’était trouvé urbi et orbi des yeux ravis et des oreilles conquises pour boire le message de paix de Mikis Theodorakis.

 

Benjamin Josse
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