Two For The Road (Henry Mancini)

Quand on est amoureux, c'est merveilleux

Décryptages Express • Publié le 19/06/2017 par

TWO FOR THE ROAD (1967)Two For The Road
Réalisateur : Stanley Donen
Compositeur : Henry Mancini
Séquence décryptée : Hitchhike / First Hotel (0:31:11 – 0:35:02)
Éditeur : Kritzerland Records

 

Chaussures en toile, jean tout ce qu’il y a de banal, petite veste sans apprêt et queue-de-cheval digne d’une adolescente… Une fois n’est pas coutume hors du coup, Givenchy a dû se pincer jusqu’au sang pour reconnaître son égérie ! Il n’empêche, face aux yeux renversants d’Audrey Hepburn, qui jettent au-dessus d’un sourire espiègle des chatoiements d’opale, Albert Finney n’a pas trente-six solutions : il tombe amoureux. Et ils sont quelques autres dans les parages à s’écrouler foudroyés ! Stanley Donen, même s’il avait auparavant dirigé l’actrice à deux reprises, donne l’impression d’être victime d’une béate liquéfaction derrière la caméra. Quant à Henry Mancini… Quelques années plus tôt, alors que la miss Audrey remodelait film après film, selon sa fantaisie, les canons de beauté hollywoodiens, le compositeur avait déposé à ses pieds menus Moon River, le moelleux fer de lance de Breakfast At Tiffany’s, et colonisé ce faisant la mémoire collective. Plutôt qu’un chant d’amour bouillant de passion, Mancini adressait à sa muse un pudique poème, dont il prenait plaisir à détricoter les alexandrins mélancoliques chaque fois qu’Audrey Hepburn puisait dans les ressources intarissables de sa garde-robe.

 

Bien que jalonné de similitudes prévisibles avec son glorieux aîné, le défi lancé par Two For The Road s’avère pluriel. Il n’est plus seulement question d’accompagner l’éclosion de l’amour entre un homme et une femme, rengaine familière dans le Hollywood de l’époque, mais de dire avec les mots ad hoc sa lente érosion. Un flétrissement d’autant plus amer que le montage novateur du film, qui bouscule tous les repères habituels du spectateur américain encore discipliné des sixties, le rend constamment voisin de la pétulance des premiers émois. D’une dispute conjugale ordinaire et acide, où les sarcasmes fusent tels des carreaux d’arbalète, nous voici basculant sans prévenir aux heures des émouvantes déclarations et des corps impatients de se découvrir l’un l’autre. « À quoi bon tout ça ? » semble soupirer un Mancini abattu, son romantisme coutumier près de flancher sous cette promiscuité des sentiments contraires. Le Love Theme attendu, souverain dans les charts et bête des hit-parades, ne verra jamais le jour, évincé par une douce mélodie infiniment triste, qui épouse chaque fragment du récit comme une étoffe un peu ajourée. Elle s’élève en catimini, pour avertir les deux jeunes amoureux que ce bonheur tout neuf, qu’ils veulent croire éternel, filera bientôt entre leurs doigts. Mais elle apparaît aussi au couple usé par le mariage, en un écho vivace et moribond à la fois de l’intimité solaire qui fut partagée naguère.

 

Audrey Hepburn dans Two For The Road

 

L’histoire de Mark, le globe-trotter voué à l’architecture, et de Joanna, la pétillante girl next door qui voulait voir du pays, commence dans une France de carte postale. Tout n’est que soleil, carrés de campagne pittoresques et, comme de juste, jolis filets d’accordéon, un instrument comptant de longue date parmi les petits familiers d’Henry Mancini (par exemple, dans Charadestarring Audrey Hepburn). Mark, cependant, ne se sent guère d’humeur à écumer les bals musette. Un soupçon de regret le travaille, à la pensée de cette fille à qui il vient tout juste de fausser compagnie. Bien sûr, se rassérène-t-il cahin-caha, en s’efforçant d’imiter l’air crâne du solo de saxophone qui lui colle aux semelles, elle l’aurait inutilement encombré sur les routes, c’est certain. Mais enfin… Et si…? Il en est là de ses réflexions maussades lorsqu’elle bondit sous son nez comme un ravissant diable hors de sa boîte, lui arrachant un rire où l’amusement le dispute à un soulagement libérateur. En fin de compte, il aura sa chance. Et quand, avec beaucoup de simplicité (et la bénédiction délicate des cordes), elle lui ouvre son cœur, il n’hésite que l’espace d’un souffle.

 

Quelques heures plus tard, au crépuscule. Mark et Joanna ont trouvé l’auberge où ils s’apprêtent à passer la nuit — leur première nuit, après laquelle rien ne sera plus pareil. Pénétré autant qu’eux par la gravité de l’instant et par ses airs troublants de cérémonie nuptiale, Mancini confie à un violon esseulé le soin de faire lentement couler le thème principal, d’aspect cendré tout à coup, presque vidé de sa sève. Cette réserve prudente lui est probablement inspirée par la silencieuse prostration où sont enferrés un homme et une femme, assis tous deux à la même table, dans un coin du cadre, sans qu’ils n’aient aucune parole à échanger. Des gens mariés, devine Joanna avec un pâle sourire. Peut-être se voit-elle déjà à leur place, toute roide et muette devant l’indifférence atone de Mark ? Mais elle a tôt fait de chasser ces pensées cafardeuses. Ce soir, il ne saurait être question d’avenir. Seul compte l’instant présent, entre les bras de celui qu’elle a choisi pour amant.

 

A croupetons, souffle retenu et phrases en suspens, comme si elle se sentait une intruse au milieu de ces tendres effusions, la musique n’envisage pas une seconde de jouer une sirupeuse sérénade. Elle se refuse également à la distanciation de mauvais aloi, qu’aurait fort pu induire la scène suivante où les ex-tourtereaux, (re)devenus un vieux couple par la faute d’un énième dos-d’âne temporel, n’ont plus l’un pour l’autre que des saillies goguenardes au saut du lit. Two For The Road sonne le glas de l’amour à la carte, ce bonbon rose et acidulé que Stanley Donen et Henry Mancini, ensemble ou chacun de son côté, gratifièrent à maintes reprises d’hosannas remplis de couleurs. Mais les deux compères, incurables cœurs d’artichaut, n’ont pu se résoudre à complètement cesser d’y croire. Car, même si cela ne représente qu’un mince fagot de séquences, disséminées dans les méandres d’un film gigogne, il y eut bel et bien des jours heureux où Mark et Joanna crurent sans réserve que l’amour ne possède ni crocs ni griffes, et que les mots déclamés en son nom ne peuvent infliger le moindre mal. Et nous-mêmes, en ces instants qui n’ont pas leur pareil, sommes prêts à nous rallier à tant de candeur, n’est-ce pas ? Oh, oui…

 

Benjamin Josse
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