La Reine Margot (Goran Bregovic)

La reine des damnés

Décryptages Express • Publié le 29/05/2017 par

LA REINE MARGOT (1994)La Reine Margot
Réalisateur : Patrice Chéreau
Compositeur : Goran Bregovic
Séquence décryptée : Le Matin (01:01:42 – 01:03:41)
Éditeur : Philips

 

C’est dans le sang qu’on abolit les frontières. Celui par lequel Patrice Chéreau veut, dans La Reine Margot, diluer les conventions du film en costume, et celui qui coule alors à flots au centre de l’Europe, effaçant déjà les contours d’une Yougoslavie disparaissant sous les corps exterminés dans les ténèbres de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Déclaré alors que Chéreau est au cœur de l’interminable préparation du film, le conflit jette sur le projet du cinéaste une ombre à laquelle il ne peut se soustraire. Il s’était promis de moderniser le cinéma historique, c’est le présent et le réel qui s’imposent devant sa caméra en rejouant le drame vieux de plus de 400 ans que le cinéaste s’apprête à mettre en scène.

 

Réputé cérébral, Chéreau est de ceux aux moindres choix desquels on prête du sens. Lorsqu’il choisit Goran Bregovic, musicien fidèle des derniers films d’Emir Kusturica, le symbole est transparent. Né en Yougoslavie, authentiquement cosmopolite, sa musique est un creuset dans lequel Bregovic jette avec voracité tout ce qu’il aime sans calcul. La musique populaire des Balkans, mais aussi du rock, du reggae, jusqu’au baroque et à la musique sacrée. Cette résurgence, aux portes de l’Europe, des exils forcés par l’intolérance, qui peut l’incarner mieux que lui, chassé de son pays par la guerre, et qui vient d’illustrer le film américain de Kusturica, Arizona Dream, sans rien américaniser de sa musique ?

 

Pivot du récit et évènement historique indiscutable d’un film travestissant les faits, préférant toujours l’invention dramatique à la véracité, le massacre de la Saint Barthélémy filmé par Chéreau doit valoir pour tous les autres, et symbolise une volonté de modernité poussée ici jusqu’au commentaire du contemporain. Anachronisme, évidemment, lorsque le cinéaste convoque, avec un œil de peintre, des visions évoquant les charniers des camps nazis aussi bien que ceux de l’ex-Yougoslavie. Épousant la vision du réalisateur, Bregovic traite le massacre nocturne avec un mélange de sécheresse et d’emphase ne cédant jamais à la facilité mélodique. Mais dans le petit matin de cendres qui suit, il nous invite, sonnés, avec la grâce la plus simple, à regarder le présent.

 

La Reine Margot

 

Traversant un amas de corps sans fin agencé avec un soin qui le pare d’une beauté dérangeante, Margot et Madame De Nevers cherchent deux hommes qu’elles espèrent vivants. Découvrant l’ampleur du carnage, dont elles n’ont entendu que les échos, elles réalisent, horrifiées, la minceur de leurs espoirs. Mais ces deux femmes tétanisées d’effroi ne sont pas que des princesses de France au XVIème siècle, ce sont aussi ces pleureuses anonymes qui suivent les cortèges funéraires, selon des traditions remontant si loin dans le temps et l’espace qu’on en perd les origines. La plainte entonnée par Branka Vasic, chanteuse israélienne, est soutenue par un chœur et des claviers très discrets. Pourtant, pour intemporel et universel qu’il soit, ce chant ne vient pas de nulle part : s’y accrochent les lambeaux de la liturgie orthodoxe, dont les échos d’une prière hantent Le Matin. Des cadavres protestants, massacrés par des catholiques, qu’on pleure par une musique sacrée orthodoxe. Impropre, la citation nous rappelle tout à la fois l’actualité la plus contemporaine du film et son intemporalité : le chagrin du deuil, la stupéfaction face aux massacres de masse peut se dire avec la même force dans toutes les langues, et se pleurer avec le même désespoir dans les cultures les plus antagonistes.

 

Loin de renouveler le genre en lui imposant le détachement cérébral qu’on pourrait un peu vite associer à son image d’intellectuel maniéré, Chéreau, au contraire, ramène le film historique sur le terrain du drame universel, gomme les faits, ne conserve que les silhouettes et les passions, et ne cherche qu’une chose : la captation d’une émotion physique. C’est ce qu’il attend aussi de son compositeur, choisi pour l’immédiateté de sa musique, sa vitalité rock, et l’authenticité de son drame personnel. La voie tracée par Chéreau est en fait très étroite : le symphonisme grandiose ne pourrait servir ses cadrages serrés et austères, mais une musique renonçant à la mélodie pour embrasser la folie collective ne correspondrait pas plus à son approche sensuelle.

 

C’est bien à cette sensibilité directe, et finalement populaire, que le grand public aura répondu en assurant la postérité du film. En faisant des princes de France une meute de névrosés se disputant l’amour d’une mère, de la reine de Navarre une femme se donnant d’autant plus librement qu’elle se sait condamnée à n’être que les jouet des intérêts de sa famille, et en faisant leur troubadour d’un rocker échevelé jeté sur les routes de l’exil par les feux de la guerre, Patrice Chéreau a ouvert la voie aux fictions dynastiques modernes. Et Bregovic, de la plus poignante des manières, fait comprendre que l’on invente avec d’autant plus d’urgence et de sincérité la musique de l’Histoire que l’on sent au-dessus de sa tête l’ombre de sa grande hache faisant jaillir le sang de ses compatriotes.

 

Pierre Braillon
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