Shaft (Isaac Hayes)

Baadasssss song

Décryptages Express • Publié le 24/04/2017 par

SHAFT (1971)Shaft Anthology
Réalisateur : Gordon Parks
Compositeur : Isaac Hayes
Séquence décryptée : Ttile Shaft (Theme From Shaft) (0:00:45 – 0:05:15)
Éditeur : Film Score Monthly

 

L’idée semblait saugrenue. Pourquoi, à l’aube du nouveau millénaire, voulait-on ressusciter un héros vieux de trente ans, statufié par un héritage des seventies dont il ne put jamais s’affranchir, sans plus aucune cause à défendre après que ses doléances revanchardes en faveur des Noirs à Hollywood eussent été amplement exaucées ? A cette question dubitative, John Singleton et Samuel L. Jackson, les duettistes de ce drôle de remake, répondirent tel un seul homme : « Parce que Shaft est cool ! » C’est à la fois dérisoire, à cent lieues des poings serrés que le Black Power fit rageusement se brandir, et d’une justesse désarmante. Car Shaft, avant de devenir, plutôt à son insu, le porte-étendard d’une communauté qui rongeait son frein dans les bas-fonds de l’industrie du cinéma, était d’abord le type le plus cool qu’aient vu surgir le polar et ses milieux interlopes. Chez lui, au contraire d’une foultitude d’autres private eyes sacralisés par le genre, pas de spleen à noyer au fond d’un verre, aucun dilemme moral à dénouer tant bien que mal. Si New York est bien la grosse pomme souvent décrite, alors notre super détective n’a jamais été le dernier à y planter goulûment ses crocs.

 

Et comme le film qui le met pour la première fois en vedette aime avancer à visage découvert, la séquence d’ouverture prend aussitôt les allures d’un hymne décomplexé à sa gloire. Toutes les outrances sont permises, y compris rameuter un Isaac Hayes pas encore trentenaire et son groupe pour s’ébaudir de la puissance sexuelle de Shaft. Du pain béni pour le jeune musicien, icône soul en devenir, qui n’est que trop heureux de laisser trépigner la pédale wah-wah et vibrer une cymbale polissonne en l’honneur de cette nouvelle espèce de héros. Au placard, Burt Lancaster, Dean Martin ! Jetés aux oubliettes, les George Peppard, Robert Redford, tous ces archétypes du mâle blanc conquérant dont les noms monopolisent en lettres capitales les devantures des cinémas new-yorkais ! L’incarnation suprême de la virilité, qui vient de jaillir à l’instant même d’une bouche de métro, porte avec superbe un trench-coat m’as-tu-vu et fend la foule comme si le monde lui appartenait. Harlem, en tout cas, est à ses pieds. Sur son passage, les margoulins à la petite semaine, sonnés par une vague de cuivres virils, rentrent la tête dans leurs épaules et même le vendeur de journaux aveugle lui décoche un sourire, ayant aussi bien reconnu son pas chaloupé que le chuchotis de flûte canaille qui le suit à la trace tel un chien fidèle.

 

Shaft en action

 

Pour faire bonne mesure, Hayes donne également de sa voix riche et profonde. A l’aide d’un phrasé mi-parlé mi-chanté, qui trouve écho à chaque strophe dans les minauderies béates d’un parterre de donzelles qu’on se représente frétillantes, il louange l’ardeur d’une « sex machine » et assène sans détour que son flingue n’est pas forcément l’outil de travail auquel Shaft a le plus souvent recours. Tout le film, par ailleurs assez languissant, et qui ne se souciera guère d’exploiter les graillonneuses odeurs de rue dispensées à profusion par son incipit, n’existe en fin de compte que pour asseoir la légitimité pas gagnée d’avance de son privé black. Les producteurs n’ont jamais caché qu’ils ambitionnaient pour celui-ci une fortune comparable à celle de James Bond. Dans leur esprit, le succès passait obligatoirement par un leitmotiv fédérateur, un passeport musical si luxurieux que Sam Jackson, par-delà le gouffre de trois décennies, réussirait à s’en accommoder à l’égal de son aîné Richard Roundtree. Le tout embrasé, de préférence, par une guitare électrique capable de faire la nique à la légendaire rengaine de 007.

 

La gratte d’Isaac Hayes accomplit à la perfection un job qui eût pu devenir ingrat, et réussit mieux encore. Par son énergie endiablée, par son irrésistible moiteur, celles-là mêmes dont manque cruellement la mise en scène de Gordon Parks, elle auréole d’une gerbe d’étincelles la masculinité bigger than life de Shaft et botte en riant l’arrière-train du ridicule qui se tenait en embuscade. Combien sotte fut la postérité, en s’entêtant à définir le personnage comme une banderole noircie de slogans militants ! Les fans de la première heure n’ont jamais eu besoin que d’entendre sonner une poignée de mesures groovy pour songer avec délices au fantasme adolescent, à la tête de gondole indétrônée de la blaxploitation, qui marche dans la jungle urbaine avec toute la morgue d’un dieu voyou. C’est ça, Shaft : la quintessence du cool. C’est également ça, le thème d’Isaac Hayes : une mélodie dressée sur ses ergots, qui fait le coq avec plus de panache et d’aplomb immature que n’importe quelle autre.

 

Benjamin Josse
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