La Planète Sauvage (Alain Goraguer)

Nuits brûlantes

Décryptages Express • Publié le 03/04/2017 par

LA PLANÈTE SAUVAGE (1973)La Planète Sauvage
Réalisateur : René Laloux
Compositeur : Alain Goraguer
Séquence décryptée : Strip Tease (0:33:50 – 0:36:05)
Éditeur : DC Recordings

 

Les uns sont immenses, d’un bleu froid comme la glace, et ressemblent un peu à des poissons humanoïdes. Les autres, minuscules, roses, sont nos semblables : presque des hommes, des Oms. Les Oms sont les animaux de la planète sauvage, en tous cas, c’est ainsi que les Draags géants les considèrent. Des animaux dont leurs enfants peuvent apprécier la compagnie, mais qu’ils doivent être capables d’abandonner une fois arrivés à l’âge adulte. Une initiation passant par la grande méditation, activité privilégiée des Draags, et qui met en pratique l’ultime détachement des choses de la chair auquel vise toute leur société. Les Oms aussi, ont leur rituel, mais il est tout autre…

 

Les choses de la chair, Alain Goraguer, le compositeur du film de René Laloux, les connaîtra bien, lorsqu’il les accompagnera de sa musique, et plus souvent qu’à son tour lorsque, sous la caméra de son ami Claude Bernard-Aubert, Brigitte Lahaie satisfait son l’exhibitionnisme solaire. Une poignée d’années avant d’emboîter le pas à celui qui signera son oeuvre pornographique du nom de Burd Tranbaree, Goraguer est invité à mettre en musique La Planète Sauvage, que Laloux vient de faire animer aux studios de Jiri Trnka, à Prague. Des images dessinées, naïves et psychédéliques, pour un genre de film encore associé au public enfantin. Peut-on imaginer plus loin de l’univers visuel du X de l’ère Giscard ?

 

Pas pour Goraguer. Ne faisant aucune distinction entre les genres qu’il aborde, ou le rayonnement des projets, c’est le plaisir de faire de la musique qui domine tout le reste chez le compositeur. Peut-être est-ce la modestie lucide de celui qui, par ailleurs, est un arrangeur recherché mais a rarement vu son nom mis en avant ? Le plaisir avant tout, alors, notamment dans cette boulimie de registres musicaux, de styles, de couleurs instrumentales ou d’harmonies présented dans toute l’oeuvre de Goraguer. Une approche sensuelle, qui trouve logiquement avec le jazz un terrain de prédilection tant elle s’épanouit par une écriture libre laissant une belle part aux promenades des solistes. Si le registre de l’animation semble bien étranger aux inclinations de Goraguer, La Planète Sauvage en particulier, avec son univers abstrait, son animation raide, et ses émotions tout juste esquissées, paraît d’autant moins propice à l’expression des talents du compositeur. Mais n’est-ce pas la marque des grands artistes d’être reconnaissables quels que soient les outils et les circonstances ? Il en va ainsi de Goraguer, qui trouve même dans une scène du film de René Laloux l’occasion, déjà, de chanter la sensualité de l’amour. C’est pour elle que les Oms ont donc leur rituel.

 

La Planète Sauvage

 

Rassemblés, ironiquement, sur une statue représentant une demi-tête de leurs oppresseurs, à moins qu’il ne s’agisse d’un cadavre, une procession se dirige puis s’étale aux pieds d’un officiant qui, sans un mot, répand sur eux une pluie de boules dorées, dont le symbolisme ne peut plus être ignoré depuis que, sous cette forme, Zeus conçu Persée avec Danaé. La séquence s’ouvre sur une mélopée offrant une triple lecture : elle nous annonce l’aspect cérémoniel de la réunion, lui donne une couleur à la fois chaude et éthérée, et l’apparente à la méditation des Draags, que nous avons vue plus tôt, associée à la même musique. Mais si les Draags veulent échapper à leur corps et devenir purs esprits, les Oms célèbrent et recherchent une transcendance tout autre.

 

Une femme illuminée par la boule dorée qu’elle a ingéré se place dans l’orbite d’un des yeux du Draag, s’offrant en spectacle aux autres. Un instrument jusque-là absent de la composition perce la bande-son et précède de peu le geste du personnage : un saxophone des plus langoureux, qui semble caresser le bras dégrafant l’étoffe, puis le corps de la femelle Om se mettant à nu. Ses consœurs l’imitent, puis le groupe se met à courir. Sans quitter le premier plan, le saxo, qui voltige librement, est rejoint par une percussion lançant la course des hommes à la poursuite des femmes. Il s’agit donc d’une chasse amoureuse, et l’on comprend que si le rituel implique d’ingérer une substance rendant luminescent, c’est pour que les couples puissent se trouver dans la nuit de la planète sauvage. Ils se rejoignent d’ailleurs, la caméra pudique les saisit de loin, deux tâches brillantes se joignant pour n’en former qu’une. La musique de Goraguer, qu’ont rejoint une flûte et une guitare électrique typiques du son des seventies, se charge de rendre explicite ce que l’image suggère poétiquement : à l’abri du regard des spectateurs, comme de l’enfant qui surprend la scène, les Oms font l’amour.

 

Qu’il mette en musique le cinéma dessiné, poétique et évocateur de Laloux et Topor, ou celui, réel, littéral et incarné de Tranbaree, Goraguer utilise les mêmes moyens, cherche une inspiration égale, et, tout simplement, aboutit à des musiques très comparables. Si elle mérite pour le compositeur un approche musicale équivalente, c’est que l’émotion qui nous saisit face à la beauté avec laquelle Laloux et Topor évoquent le rituel ancestral et immuable des accouplements humains et celle des corps tremblants et offerts à notre regard par Claude-Aubert est la même. L’audace et la liberté avec lesquelles Goraguer le dit font tout le prix de sa musique, où elles palpitent, intactes et vivantes.

 

Pierre Braillon
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