Le Regard d’Ulysse (Eleni Karaindrou)

Heureux qui comme Ulysse...

Décryptages Express • Publié le 19/12/2016 par

TO VLÉMMA TOU ODYSSÉA (1995)To Vlemma Tou Odyssea
Réalisateur : Theo Angelopoulos
Compositeur : Eleni Karaindrou
Séquence décryptée : Ulysse’s Gaze (0:14:07 – 0:17:20)
Éditeur : Edition of Contemporary Music

 

Le Regard d’Ulysse est un film de Theo Angelopoulos… et on pourrait s’arrêter là. Comme pour tous ses autres essais, la sortie en salles de celui-ci ne suscita de ses exégètes fidèles et de ses détracteurs acharnés que les deux mêmes sons de cloche, manifestement condamnés, depuis la mort du cinéaste, à demeurer immuables. On loua d’un côté les attributs de l’oeuvre-somme, le coup de maître qui résumait et sublimait tout à la fois ses prédécesseurs ; de l’autre, montèrent un concert de bâillements, et les incitations sardoniques à flanquer ces trois heures de pellicule dans l’immense fourre-tout étiqueté « film d’ôteur chiant. » Angelopoulos, il faut bien l’avouer, n’était pas de ces artistes caméléons effectuant leur mue à chaque nouveau projet. De la carrière de sa complice fidèle Eleni Karaindrou, on peut tirer des déductions identiques. Voyant le cinéaste, dans son périple introspectif à travers les Balkans, filmer les décombres de Sarajevo ou les abords du Danube avec autant de brumeuse tristesse que s’il se fût agi de sa Grèce natale, la compositrice dut ainsi se sentir en droit de faire appel à nouveau au minimalisme marmoréen, à cette pudeur sans cesse contenue, qui constituent le substrat de son style.

 

Difficile de lui donner tort. A plus forte raison quand le magnifique Harvey Keitel, au lieu d’apporter par sa seule présence un soupçon d’incongruité à la maniaquerie chorégraphique d’Angelopoulos, se fond dans le brouillard et dans la nuit comme si son imposant passif hollywoodien n’avait jamais été que poussière. Il n’est pas la star précipitée par on ne sait quelle erreur d’aiguillage dans les marais de l’auteurisme européen, mais un metteur en scène de renom portant l’initiale (transparente) A., qui s’en revient au pays afin de retrouver les trois bobines du tout premier film des Manakis, les « frères Lumière de Macédoine », ainsi qu’ils furent surnommés. Cette odyssée-là en vaut d’autres. Et à l’instar d’Ulysse naguère, A. découvrira bien assez tôt que les femmes n’en sont pas le moindre des pivots. L’une de ces créatures énigmatiques vient d’ailleurs de surgir des rues enténébrées de Florina, son beau visage, où ne se déchiffre aucune émotion, pouvant aussi bien être celui de la bienfaisante Nausicaa que le masque trompeur de Calypso, l’amante redoutable, déterminée à user de toutes les duperies pour empêcher l’élu de son cœur de reprendre son voyage.

 

To Vlemma Tou Odyssea

 

Un conseil, n’attendez pas de Karaindrou qu’elle déflore le mystère à grands coups d’élégiaques crescendos ou d’ostinati couleur de charbon. Subjuguée à l’instar de A., qui marche derrière la nouvelle venue comme on s’échinerait à poursuivre le souvenir d’une ère fantôme, elle écarte l’austère violon du thème principal pour laisser les cordes tresser une lancinante tapisserie, sans rien savoir des scènes révélatrices qui peut-être s’y dessineront, mais avec le désir douloureux de les contempler aux côtés de A. La mélancolie qui étreint ce dernier n’est cependant que peu de choses au pied du mur noir de la réalité. Le retour du fils prodigue dans la ville où il a grandi eût dû être une fête, la projection d’une œuvre controversée de son corpus l’a au contraire changé en une suite d’altercations sous tension. Montant telle une litanie dans l’obscurité pluvieuse, le chant monotone des intégristes, qu’on ne comparerait qu’avec force errements à celui des sirènes, possède l’irrévocabilité d’un opprobre pontifical.

 

Face à la procession des flambeaux, un champ insolite de parapluies se déploie. Mais tous ces pépins ne sont échappés ni d’un musical hollywoodien, ni d’un film de Jacques Demy. Et la musique d’Eleni Karaindrou, plus que jamais, ne rayonne d’aucune sorte de fantaisie acidulée. Elle ne peut faire qu’une chose : contempler d’un air navré les blocs compacts qui se toisent de part et d’autre d’une large ligne de démarcation, toute blanche des boucliers antiémeute et des casques à visière. Par-delà les fauteurs de trouble psalmodiant et les sanglots graves que déverse la musique, ce qui monopolise l’oreille, pourtant, est la voix off de A., qui n’en a que pour la jeune femme. Egaré dans ses songes nostalgiques, il ne semble pas s’être aperçu qu’il faisait partie intégrante du somptueux tableau peint en clair-obscur par Angelopoulos. Au bout de ses déambulations balkaniques, la saveur douce-amère de la madeleine, qu’il convoitait bien plus finalement qu’une poignée de bobines disparues, se dissipera sous le goût âcre et lourd du monde réel. Térébrante bénédiction, dont il gardera longtemps les stigmates. Mais c’est avec une indicible douceur qu’Eleni Karaindrou aidera l’homme, Ulysse brisé par son aventure, à faire le deuil de ses chimères.

 

Benjamin Josse
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