Altered States (John Corigliano)

Very bad trip

Décryptages Express • Publié le 11/07/2016 par

ALTERED STATES (1980)Altered States
Réalisateur : Ken Russell
Compositeur : John Corigliano
Séquence décryptée : Second Hallucination (Hinchi Mushroom Rite And Love Theme Trio) (0:31:04 – 0:36:36)
Éditeur : La-La Land Records

À l’instar du film de nonnes, qui se fantasme pamphlet anticlérical au beau milieu d’étreintes saphiques, de la nazisploitation, condamnation du régime hitlérien indolente et bardée de svastikas, ou d’autres sous-genres dont on épargnera au lecteur l’abécédaire exhaustif, la drugsploitation n’a eu de cesse, tout du long de son historique bâtard, de zigzaguer entre cris d’orfraie et complaisance à la fraîche. Grosso modo, c’est de cette deuxième catégorie que sort Altered States (Au-Delà du Réel), celle du psychédélisme sixties qui flanque la migraine et dont les bordéliques fleurons seraient The Trip de Roger Corman et l’à peine racontable Skidoo d’Otto Preminger. C’eût été mal connaître le chien fou Ken Russell que de penser qu’il verserait dans le prêchi-prêcha de quat’sous. Loin, pourtant, très loin de faire l’apologie rigolarde des paradis artificiels, son film courtise l’épouvante sans équivoque. Stone jusqu’aux yeux pour les besoins d’une obsessionnelle quête scientifique, William Hurt est happé corps et âme dans un maelström de cauchemardesques tableaux, miscellanées ultra-graphiques sur lesquelles la musique de John Corigliano fait rugir un vent de terreur.

 

Le cas du compositeur est passionnant. Depuis bientôt 60 ans qu’il oeuvre pour la scène contemporaine, il est une figure respectée par ses pairs en même temps qu’un aventurier curieux de tout, goûtant les voluptés romantiques comme les âpres exigences de l’avant-garde. On raconte que Ken Russell, estomaqué par une représentation du sublime Concerto for Clarinet and Orchestra, prit contact avec Corigliano alors qu’il était encore sous le choc et lui offrit à brûle-pourpoint d’écrire sa première partition pour le cinéma. L’exubérante personnalité du réalisateur de The Devils (Les Diables) pesa sans doute beaucoup dans le choix que fit Corigliano d’accepter. Ce dernier, artiste incorruptible plutôt que coureur frénétique de cachet, n’a jamais rêvé à un carriérisme durable dans les sphères d’Hollywood, où son corpus se résume, à ce jour, à un fragile quatuor.

 

Second Hallucination

 

N’empêche, il a beau ne composer pour le grand écran qu’une fois tous les trente-six du mois, ses scores brillent de l’éclat coruscant de feux de Bengale lancés dans un ciel enténébré. Ces mêmes feux, justement, qui étourdissent et aveuglent un William Hurt gavé des champignons que lui a obligeamment fourni une tribu amérindienne. Sans le moindre préavis, John Corigliano part sur le sentier de la guerre en tissant autour de cette silhouette prostrée une mosaïque de timbres incroyablement dense. Tandis que le héros rit à gorge déployée, se débat avec un boa constrictor le garrottant et prend le thé en douce compagnie sur fond de transparences fauves, le spectateur, qu’une musique rendue toute-puissante par un mixage audacieux harcèle, croit à son tour être victime d’hallucinations auditives : les cuivres ont des vrombissements de guêpes en colère, l’embout du hautbois, prisonnier des lèvres parcheminées d’une sorcière, célèbre avec moult sifflements un sabbat maléfique : l’espace de vertigineux instants, Stravinsky et Saint-Saëns convolent en noces délrantes.

 

Même le chaos, si absolu soit-il, doit finir par perdre haleine. C’est à d’énigmatiques cordes, souterrainement mortifères, qu’il revient de rétablir le calme, ainsi qu’à un piano secret dont les accords s’écrivent en filigrane… Du moins, ne les percevra-t-on que par le truchement d’une écoute isolée. Car à l’image, alors que l’homme et la femme s’observent sans mot dire, jouissant d’un apaisement languide, des bourrasques subites s’élèvent. Elles frappent les corps pétrifiés, érodent leurs contours peu à peu, puis les emportent en grains dérisoires. Semblable sort est réservé à la partition de Corigliano et à ses ultimes notes, avalées par les bruissements du vent. Au seuil de ce no man’s land, l’on aura tout loisir de s’interroger sur la signification profonde, si tant est qu’elle existe, d’un tel carrousel sous acide. Terrifiant voyage initiatique au bout duquel la première humanité, engluée dans la boue des origines, attend ? Echappatoire désespéré à une crise amoureuse qui s’éternise ? Ou attraction foraine chapeautée par un Ken Russell assez fou pour pousser jusque dans le rouge les voyants de l’épate stylistique ? Parce qu’il y a un peu de tout ça, John Corigliano n’a pas voulu trancher. Sous sa baguette en perpétuel état de fièvre, les forces dionysiaques d’Altered States se précipitent les unes vers les autres et, dans une immense nova noire, additionnent leurs pouvoirs de destruction.

 

Benjamin Josse
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