Le rêve hollywoodien de Jérôme Leroy
Interviews • Publié le 16/03/2010 par et

 

Quel est le meilleur souvenir de ta jeune carrière ?

Il y en a déjà tellement ! Mais le meilleur, je dirai qu’il s’agit sans doute de ma première orchestration créditée, pour John Frizzell sur Stay Alive. Ca faisait seulement cinq mois que j’étais à Los Angeles, j’ai travaillé à fond dessus et je suis allé à Prague pour superviser l’enregistrement. Il y a sans doute eu depuis des choses plus glorieuses à mon niveau, mais c’était en quelque sorte la validation de cinq à six années de travail pour en arriver là : la première fois que je me suis dit : « Ça y est » !

 

Et le pire souvenir ?

Ah… En tant qu’assistant, je m’occupe de tout ce qui est technique dans le studio de Bill, et j’ai installé un système par fibres optiques pour accéder à toutes les données depuis une sorte de serveur central, et permettre à tout le monde de se connecter en même temps. C’est moi qui avais proposé de le faire et je me suis donc occupé de tout. Et un jour, pendant qu’on préparait The Tale Of Despereaux (La Légende de Despereaux), quelque chose ne marchait pas et je me suis dit que la meilleure solution était de réinstaller le contrôleur principal… En le faisant, j’ai supprimé le fichier qui s’occupait de faire tous les liens dans la base : on n’avait plus accès à rien ! Quand je me suis présenté à Bill pour lui dire que j’avais tout perdu, j’avais envie de rentrer en France, je me disais que c’était fini… Et Bill, au contraire, a tout fait pour qu’on trouve une solution. Un autre compositeur que lui m’aurait certainement viré sur le champ ! On a envoyé les disques à San Francisco pour savoir s’il y avait moyen de récupérer les données et finalement, comme ce n’était pas possible, il a fallu tout rechercher dans de vieux supports. Mauvais souvenir donc, mais très formateur (rires).

 

Que penses-tu de l’état actuel de la musique de film aux Etats-Unis ?

On s’achemine vers un système qui valorise avant tout les producteurs comme Hans Zimmer, et les très grosses équipes qui concentrent beaucoup de compositeurs. L’ancienne façon de faire, qui est encore représentée par John Williams et Bill Ross, n’appartient pas à cette sensibilité-là, même si de notre côté on essaye d’évoluer vers quelque chose qui permettrait à un plus grand nombre de personnes de travailler pour nous. Bill a rencontré des dirigeants de studios qui voulaient avant tout savoir combien de collaborateurs il avait dans son équipe et de s’entendre dire : « Deux ou trois ? Et bien si vous en aviez six, on pourrait vous confier une série animée. »

 

Il en découle, et ce même si ça a toujours été un peu le cas, qu’on va de plus en plus vers un produit qui doit respecter un cahier des charges conforme à ce qui a été demandé et qui doit être délivré dans des délais très précis, toujours de plus en plus courts. Avec le montage numérique, on n’a presque jamais la dernière version du film avant qu’il sorte en salles. Les compositeurs doivent donc être extrêmement flexibles pour fournir souvent trois à quatre fois plus de musique que ce qu’il y aura en définitive.

 

C’est un milieu de changements constants, et pour moi tout ça a forcément un impact sur la qualité artistique des musiques car ce qui sort est de plus en plus générique. Lorsqu’il y a, pour une même partition, un compositeur principal, six compositeurs additionnels, peut-être huit orchestrateurs – et encore, si on compte seulement ceux qui sont officiellement listés – à quel moment la musique appartient-elle au seul compositeur attitré ? Cela donne en tout cas une idée du nombre de personnes impliquées.

 

Le système va donc de plus en plus vers ça, et il faut l’accepter ou s’en aller. Aujourd’hui, même quelqu’un qui aurait les capacités et les qualités artistiques d’un John Williams ne pourrait pas s’en sortir seul à Hollywood. Williams a la chance de pouvoir sélectionner les films sur lesquels il veut travailler, mais pour la très grande majorité des compositeurs, ça ne marche pas comme ça. J’ai même entendu parler de réalisateurs qui balançaient des téléviseurs pendant les sessions d’enregistrement parce que ce qu’ils entendaient ne leur convenait pas. Les changements en permanence, la pression extrêmement forte, le stress, il faut savoir jouer avec tout ça…

 

J’ai rencontré Pete Anthony et il m’a expliqué quelque chose qui m’a beaucoup marqué. Il a dessiné un cercle sur une feuille, puis il l’a divisé en deux morceaux, un très gros et un tout petit. Il m’a dit : « Moi, mon métier en tant qu’orchestrateur, c’est 10% de business et 90% de musique. Quand tu deviens compositeur, c’est l’inverse ! ». Il y a certains compositeurs qui sont très à l’aise avec tout ce qui est relationnel, c’est presque de la gestion d’entreprise. La majeure partie concerne la coordination de la production : « Toi, tu changes cette ligne-ci, toi, cette ligne-là ».

 

Ce n’est pas nécessairement un problème, en tout cas personnellement ça ne me choque pas particulièrement : après tout, dans le monde de la musique populaire, le résultat final a toujours été la charge du producteur, rarement des auteurs. Dans notre milieu, il faut accepter ça comme une évolution du système. Car à part travailler pour de petits films indépendants, il n’y a aucune échappatoire. On peut critiquer ces changements tant qu’on veut – et il y en a beaucoup qui le font – mais, à mon avis, c’est une erreur car cela ne changera vraiment rien. Il faut avancer, être créatif, trouver des solutions, embaucher des gens spécialisés dans les boucles, les samples, pour tout ce qui est nécessaire, et faire marcher ça comme un business.

 

 

C’est le maître mot : business ?

Oui, mais en même temps je trouve ça assez excitant. C’est un beau défi qui demande des connaissances techniques, un vrai métier qui oblige à travailler avec de nombreuses personnes, comme une boîte d’effets spéciaux finalement. Aujourd’hui, il y a bien au minimum 150 à 200 personnes pour s’occuper des effets numériques d’un même film…

 

On le voit aux crédits des disques qui ont tendance à s’allonger. Ce n’était pas comme ça il y a 20 ou 30 ans…

C’est vrai, mais ce n’était alors pas non plus nécessaire de les nommer. Quand est-ce que John Williams mentionne les orchestrateurs dans ses albums ? Les copistes ne sont pas cités non plus. Cela dit, je pense aussi que la musique auparavant, c’était vraiment essentiellement une seule personne. Il n’y a rien à changer, rien à ajouter dans une partition de John Williams. Conrad Pope, grand orchestrateur qui travaille pour Bill Ross et également pour John depuis très longtemps, me disait que c’était frustrant parce que quand il s’agit de John Williams, il n’y a rien à faire ! (rires)

 

Pour The Tale Of Despereaux, Bill Ross n’a envoyé que des sketches aux orchestrateurs tandis que je m’occupais des maquettes MIDI. Il écrit tout mais, pour des raisons de temps, il est obligé d’employer un paquet de raccourcis et Conrad peut se permettre de rajouter des choses ici ou là de temps en temps, ce qu’il ne ferait jamais pour John Williams. Bill n’est pas John Williams et il est le premier à le dire !

 

Quelle est ta définition du travail d’orchestrateur ?

Je me suis d’abord rendu compte qu’entre la France et les Etats-Unis, le terme ne signifiait pas la même chose. En France, historiquement, l’orchestrateur est également un arrangeur qui peut rajouter des lignes, des mélodies…

 

En théorie, aux Etats-Unis, et c’est pour cela qu’il y a deux termes, l’orchestrateur est à la différence de l’arrangeur quelqu’un qui travaille à partir d’un sketch pour transférer ce qui est écrit pour l’orchestre. Il n’ajoute aucune mélodie, aucun contrepoint, aucune note qui ne fasse déjà partie de l’accord : il n’y a donc aucun ajout créatif de sa part, même s’il peut éventuellement intervenir au niveau des couleurs orchestrales. Ca peut être, comme dans le cas de John Williams, un transfert parfait car tout est déjà indiqué sur le sketch ou ça peut être, comme dans le cas de Jerry Goldsmith, des sketches très complets mais pas nécessairement totalement détaillés, avec des indications plus générales, du style « accord pour bois et cuivres », et c’est alors à l’orchestrateur d’extrapoler ce qui doit être obtenu, bien que tout découle entièrement de ce qui est écrit à l’origine. L’orchestrateur est la dernière personne avant le copiste qui, lui, prend la partition complète pour reporter chaque ligne indépendante sur les partitions des musiciens.

 

De son côté, l’arrangeur a beaucoup plus de liberté, selon les besoins du compositeur : ça peut être partir d’une mélodie et de quelques accords indiqués pour écrire toute une partition. Et il ne sera pas pour autant crédité comme compositeur.

 

Donc, malgré des arrangements qui peuvent aller assez loin, l’arrangeur ne sera jamais reconnu comme un compositeur additionnel ?

En théorie, non, car il est attendu qu’un arrangeur fasse cela. En ce qui me concerne, je reçois des fichiers MIDI, Logic ou Digital Performer et je travaille à partir de ça. Ma tâche va être essentiellement de faire du « nettoyage », surtout lorsqu’il s’agit de compositeurs qui ne connaissent pas l’orchestre sur le bout des doigts. Parfois il y a trop de lignes par rapport à ce que l’orchestre peut faire.

 

De plus, lorsqu’il travaille sur séquenceur, un compositeur va, pour une question de rapidité, employer les samples qui sonnent le mieux – pas forcément les instruments les plus « réalistes » dans une situation d’enregistrement. Par exemple, les samples de cors vont très bas dans la gamme et gardent un son chaud, puissant et clair. En réalité, il y a un risque avec de vrais instruments d’obtenir un timbre sombre, nasillard et peu flatteur, particulièrement si on enregistre avec des orchestre d’Europe de l’Est. Si des trombones sont disponibles dans l’orchestre, je leur donnerais plutôt à jouer cette partie là. C’est un exemple parmi tant d’autres.

 

Pour certaines pistes, c’est vraiment à moi de savoir comment faire fonctionner tout ça pour que l’orchestre puisse le jouer avec le meilleur résultat possible. C’est très intéressant et c’est ce qui constitue l’essentiel du travail d’orchestrateur aujourd’hui avec la technologie MIDI. Je n’ai pas eu le cas jusqu’ici où je devais faire des arrangements en changeant vraiment les choses. Par contre, j’ai composé entièrement de la musique additionnelle.

 

Tu as eu des crédits pour cela ?

Oui, pour Blaze Of Glory, un film d’animation pour lequel j’étais aussi orchestrateur. Le compositeur avait besoin d’aide pour certaines séquences. Je l’ai fait également pour un téléfilm qui s’appelle The Note, j’ai écrit deux ou trois thèmes et je touche des royalties là-dessus. Un arrangeur, lui, ne serait pas rémunéré.

 

Enfin, en pratique, à Los Angeles comme partout ailleurs, le mot « orchestrateur » est souvent un terme porte-manteaux. Des orchestrateurs crédités comme tels peuvent être aussi bien arrangeurs, faire du « ghost writing », composer des musiques additionnelles – souvent à partir d’une simple mélodie… D’un certain côté, on peut parfois dire que c’est l’orchestrateur qui fait tout.

 

N’est-ce pas un peu frustrant ?

A mon niveau, non, car cela peut être très instructif. Mais j’imagine que ce n’est pas la même chose pour quelqu’un qui a plus d’expérience. La capacité de trouver et d’écrire la bonne musique pour une scène, savoir ce qui va toucher, faire ressortir l’émotion, ça, pour moi, c’est être un compositeur de musique de film. Tout le reste est important, bien sûr, mais uniquement de manière indirecte. Il arrive que des mélodies soient jolies, bien écrites, mais très mal orchestrées : on entend alors clairement que la partition a été écrite au piano et qu’elle a simplement été « élargie » à l’orchestre avec une orchestration basique… Mais cela n’empêchera pas forcément la musique de marcher dans le film.

 

 

Est-que ce n’est pas là l’essentiel finalement ?

Certaines choses sont plus importantes que d’autres, c’est sûr. Un très bon film avec un très mauvais score est sans doute meilleur qu’un très mauvais film avec un très bon score. L’orchestration est quelque chose d’important, mais il n’y a que les gens comme nous, qui écoutons vraiment la musique de film, que cela intéresse.

 

Tout le monde connaît John Williams pour ses thèmes. Ses partitions sont superbement orchestrées, mais ça pour moi c’est « juste » être un excellent compositeur. Le génie de Williams est ailleurs : c’est la manière avec laquelle sa musique va fonctionner avec le film, et la complexité de sa musique qui pourtant paraît si simple. Une fois que tu rentres dedans, c’est une source de connaissances inépuisable ! Et pour lui c’est facile ! Pour la plupart des compositeurs, c’est un travail dingue quand on veut vraiment écrire une bonne musique. John Williams est vraiment le dernier représentant de la grande musique de film hollywoodienne, celle de Jerry Goldsmith, d’Elmer Bernstein ou de Bernard Herrmann, une musique qui peut être très importante dans le film et où le mixeur, parce que le compositeur est John Williams, ne se permet pas de mettre les effets sonores trente fois plus forts que la musique.

 

Et bien sûr, à partir du moment où tu as John Williams, le budget musique est illimité, il fait ce qu’il veut ! Pour le second Harry Potter, Bill me racontait qu’en plus des deux semaines de sessions d’enregistrement, ils avaient planifié cinq jours additionnels, juste au cas où ! Une journée à Abbey Road, avec un orchestre de cette taille, c’est dans les 100.000 dollars ! Et puis, qui a le luxe, hormis Williams, d’enregistrer en plus des suites d’orchestre spécialement pour l’album ?

 

Certains, comme Michael Giacchino, se permettent de le faire s’ils terminent l’enregistrement en avance…

Giacchino est quelqu’un de vraiment intéressant, c’est un peu la relève car c’est un compositeur qui a le même genre d’éthique que John Williams. Par exemple, il n’utilise pas d’électronique si ce n’est pas nécessaire. Il fait le maximum avec des instruments acoustiques et il possède une logique très respectueuse du passé. Il est un modèle pour moi dans le sens où il démontre que tout n’est pas dans le synthétique.

 

Je me souviens que, quand on a travaillé pour les Oscars, on avait utilisé un plug-in qui s’occupe de faire des boucles de percussions, utilisé par tout le monde : Hans Zimmer, James Newton Howard… John Powell en est fou ! On avait employé ça et on a enregistré en pensant le garder. Mais pendant la session, le percussionniste a demandé si on voulait qu’il le fasse quand même lui-même. Et on a dit : « OK, on essaye ». Et la différence a été énorme : le fait que ce ne soit pas parfaitement toujours la même chose, même comparé à des outils informatiques où les sons ne sont pas toujours les mêmes, c’était tout de suite d’une qualité supérieure.

 

Quand il écrit pour batterie, Michael Giacchino ne va pas tout détailler ou faire une boucle, il va juste indiquer « dans le style d’une bossa nova ». Il valorise beaucoup les instrumentistes et ça, pour moi, c’est vraiment intelligent. Bien sûr, il a la chance de collaborer avec des gens comme J.J. Abrams qui lui permettent cette liberté : c’est plus de travail, il faut des orchestrateurs, faire bosser plein de personnes, mais au final il créé vraiment quelque chose de spécial.

 

Pour The Note, je n’ai fait l’orchestration qu’avec des sons synthétiques, cela n’a jamais été enregistré. Ce n’est pas que ce ne soit pas intéressant, c’est un boulot, mais tu n’as jamais un instrumentiste en face de toi. Bill appelle ça la « synthestration ». Ce que tu livres à la fin doit sonner le mieux possible sur synthétiseurs.

 

Pour toi, qu’est-ce qu’une mauvaise musique de film ?

D’une manière assez générale, je pense que c’est une musique qui se fait remarquer en desservant le film… sans pour autant que ce soit forcément de la faute du compositeur d’ailleurs ! Ca peut très bien être celle du réalisateur, des producteurs, ou du mixage…

 

Par exemple, dans le cas de Public Ennemies de Michael Mann, le spotting du film est à mon avis mauvais : les moments où la musique rentre et sort n’ont rien à voir avec le montage, il y a des fade-out, la musique ne s’arrête pas de manière naturelle… C’est quelque chose que je remarque et je trouve personnellement que ça fonctionne mal dans le film.

 

Après, il y a d’autres cas qui n’ont également rien à voir avec le compositeur : pour un film comme Atonement (Reviens-moi), le coup de la machine à écrire utilisée comme instrument, moi ça m’énerve ! Je ne pense pas vraiment que Dario Marianelli soit directement en cause, c’est le film qui veut ça, avec sa réalisation dégoulinante, ses longs plans séquence tape-à-l’oeil… Et la musique reprend ça : puisqu’il s’agit d’un écrivain, alors on emploie une machine à écrire ! La pièce musicale en elle-même est intéressante mais c’est tellement évident… Ce qui m’avait un peu agacé à l’époque, c’était de dire que l’idée était très originale alors que Michael Kamen l’avait déjà fait dans Brazil !

 

Un autre exemple, selon moi, c’est la bande son de There Will Be Blood. Quand j’entends à la sortie de la salle les gens autour de moi dire que la musique est superbe, je me pose généralement des questions car, en ce qui me concerne, si je remarque à la musique, c’est que je sors automatiquement du film. Et encore une fois, je ne juge pas de la qualité de la partition en elle-même, juste de la façon dont la musique est utilisée dans le film. C’est toute la question de savoir si on critique la musique à part, sur disque, ou au sein du film…

 

Faire la part des choses entre la valeur supposée de la musique elle-même et sa manière de fonctionner avec les images ?

Exactement. Par exemple, dans le cas du premier Harry Potter, je trouve la musique vraiment excellente mais il y en a beaucoup trop, c’est constant du début à la fin du film. Ils essayent d’engluer le film dans la musique pour que cela fasse un tout, parce qu’il se compose de plein de petites scènes séparées. Selon moi, ce n’est donc pas une bonne musique de film, alors que du point de vue de l’écriture, c’est génial.

 

Et une bonne musique de film, c’est donc l’inverse ?

Oui, je pense effectivement que c’est l’inverse : une musique qui ne se fait pas remarquer tout en améliorant le film, lui permettant ainsi d’atteindre un plus haut niveau de cohérence artistique. En quelque sorte, une musique insidieuse…

 

 


Entretien réalisé le 6 octobre 2009 par Olivier Desbrosses & Florent Groult.

Transcription : Florent Groult.

Photographies : © Jérôme Leroy.

Remerciements à Jérôme pour son franc-parler, sa gentillesse et sa disponibilité.

Olivier Desbrosses
Les derniers articles par Olivier Desbrosses (tout voir)