Eternel nomade, musicien des horizons lointains et des épopées, d’occident et d’orient, des fresques du passé et des ailleurs exotiques, et pourtant bien français, jamais en reste pour le musette et les flons-flons, tel était Maurice Jarre. Figure quasi-légendaire de la musique de film, collaborateur de Franju, Huston, Visconti, Schlöndorff, Hitchcock, Lean, sa musique avait la générosité, le souffle naturellement large et puissant des natures hors normes et toujours une présence immédiate et fascinante.
On reste admiratif et quelque peu incrédule devant l’ampleur et la diversité de de ses compositions (au moins 250 partitions) comme devant les catalogues de certains compositeurs du XVIIIème, qui écrivaient souvent eux aussi une musique « fonctionnelle ». Corpus inégal et hétéroclite, mais qui recèle bien des perles dont la force d’expression et l’originalité de conception dépassent souvent le cadre du film pour lequel elles ont été composées.
S’il est sûrement l’un des musiciens de cinéma les plus célèbres, il est peut-être aussi l’un des plus mal-entendus, son image étant souvent réduite à des succès très voyants comme le thème de Paris Brûle-t-il ?, celui de The Longest Day (Le Jour le Plus Long) ou la chanson de Lara du Doctor Zhivago (Le Docteur Jivago). D’autant qu’un goût immodéré pour les marches et les valses l’ont parfois associé trop exclusivement auprès du grand public à un registre populaire léger et un peu pompier. Derrière ces références évidentes, on trouve pourtant l’une des plus formidables machineries musicales à l’œuvre au cinéma. Et si l’entrain fracassant qui caractérise souvent sa musique est digne d’un Chabrier, c’est un Chabrier qui aurait croisé en chemin Stravinsky, Schoenberg et Messiaen !
Venu assez tardivement à la musique, le jeune Maurice Jarre continue au Conservatoire de Paris une formation musicale entamée à Lyon au début de la guerre. Il y reçoit un enseignement solide au contact de maîtres prestigieux : Charles Munch (direction d’orchestre), Jacques de la Presles (harmonie), Félix Passeronne (percussions), mais aussi Arthur Honegger (analyse). Henri Dutilleux, qui remarque son sens dramatique, l’aide en lui commandant des musiques d’illustration pour la Radiodiffusion française. Mais c’est comme percussionniste et timbalier qu’il gagne sa vie dès 1946 en prenant une part active à la vie musicale parisienne de l’époque.
D’autres grandes rencontres émaillent ce début de carrière : le grand chef Wilhelm Furtwängler, qui le dirige alors qu’il tient les timbales de l’Orchestre National de la Radiodiffusion, ou le jeune Pierre Boulez, son exact contemporain, qui est un temps son collègue au Théâtre Renault-Barrault. Ensemble, ils créent et souvent interprètent eux-mêmes de courtes séquences musicales accompagnant les représentations. Il faut rappeler que le jeune musicien est alors en lien avec tout ce que l’avant-garde a de plus avancé et de plus audacieux. Le sérialisme, grande cause de l’avant-garde des années cinquante, laisse sa marque sur certaines de ces premières compositions, comme l’imposante Passacaille à la Mémoire d’Arthur Honegger (1957). Cette technique continuera d’ailleurs à réapparaître épisodiquement dans ses musiques pour l’écran (Soleil Rouge, La Caduta degli Dei [Les Damnés]…). De même, les recherches de certains compositeurs autour de l’aléatoire, très neuves à l’époque, se retrouvent dans ses Mobiles pour violon et orchestre (1961) où le soliste est « libre » tandis que l’accompagnement orchestral est fixe.
Mentionnons aussi son passage par le club d’essai de la RTF, le « laboratoire » de la RTF, issu du Studio d’Essai de Pierre Schaeffer, qui expérimente de nouvelles relations entre théâtre, programmes radio et musique. Pierre Boulez raconte également que Jarre et lui furent les premiers en Europe à entendre les œuvres pour piano préparé de John Cage, sur des disques apportés par le compositeur américain lui-même. Cette double immersion, quelque peu paradoxale, dans l’avant-garde la plus « dure » et dans la musique illustrative explique à la fois le goût de Jarre pour l’exploration sonore, le travail sur le son en lui-même, et son peu d’intérêt pour les écoles. Signe de rattachement, bannière… Jarre conservera toujours un goût particulier pour les Ondes Martenot, instrument associé à plusieurs grands compositeurs français d’alors.
En 1951, Jarre devient pour une douzaine d’années le compositeur attitré du Théâtre National Populaire (le fameux TNP) de Jean Vilar, étape décisive qui scelle son avenir de musicien dramatique et l’amène à composer pour les sujets et dans les langages musicaux les plus variés (du pseudo-ancien de Lorenzaccio aux chansons populaires de Loin de Rueil). Le compositeur puise en effet à des sources très diverses, et l’une des constantes de son style réside dans ces violents contrastes d’éléments venus de la musique contemporaine et d’éléments populaires. Comme beaucoup de ses confrères, Jarre est un éclectique, tant il est vrai que la notion d’école, si importante dans le monde de la musique « sérieuse » (surtout dans les années cinquante/soixante), est peu applicable à la musique de film. S’il n’est pas le seul à tirer un parti dramatique des chocs de styles, ce procédé prend chez lui des formes extrêmes comme dans le western Soleil Rouge, où il enchevêtre de manière très serrée musique atonale et influences ethniques, ou encore Die Blechtrommel (Le Tambour), où il s’éloigne de toutes les formules habituelles de la musique de film, qu’elle soit symphonique, de jazz ou de variété, pour créer une impression déstabilisante de familière étrangeté, de perte de repères.
De ce point de vue, l’approche de Jarre consiste souvent à définir le style de sa partition en poussant au maximum les caractérisations musicales pour créer une sorte de sursaturation dramatique, en s’écartant presque toujours du son orchestral romantique. C’est ainsi la notion de registre qui semble centrale dans le travail de Jarre, sa musique exploitant souvent des confrontations de registres musicaux différents. Il est curieux de noter que ses partitions hors cinéma présentent de manière beaucoup moins forte cette caractéristique. Sa musique pour le ballet Notre Dame de Paris (1965), par exemple, est de facture plus classique et finalement moins originale que ce qu’il composait alors pour le cinéma. Le Concerto pour EVI composé dans les années quatre-vingt présente lui aussi un visage assez différent du Jarre de cette époque, plus délié et par moment presque aérien (un terme que l’on n’associe guère à son univers !).
Jarre, c’est avant tout l’un des styles les plus idiomatiques qui soient et dont on a souvent souligné à quel point il devait peu à ses prédécesseurs. Peut-être y a-t-il dans la manière dont Jarre se saisit de l’orchestre à plein corps quelque chose de la vigueur et de la robustesse d’Honegger. D’autres filiations avec la musique française des années quarante/cinquante se présentent naturellement : l’ouverture au jazz et l’exotisme d’un Milhaud, la force expressive d’un Marcel Landowski, les atmosphères envoutantes, parfois archaïsantes d’un Jolivet (dont la Suite Delphique par exemple n’est pas sans évoquer parfois certaines pages de Jesus Of Nazareth [Jesus de Nazareth] ou de The Message [Le Message] et dont la musique est souvent marquée comme celle de Jarre par la forte présence des percussions extra-européennes), la violence des couleurs et l’exubérance d’un Messiaen (cette « énorme joie qui éclate » comme disait Harry Halbreich), et plus généralement la tendance de nombreux compositeurs contemporains à privilégier cuivres et percussions au détriment des cordes… Enfin n’oublions pas l’ancrage populaire, hérité de ses années au théâtre, très présent dans la musique de film française des années cinquante, et presque toujours dans la sienne à de rares exceptions près.
Mais quoiqu’il en soit des influences, ce qui frappe chez Jarre, c’est évidemment cette voix si caractéristique qui permet de l’identifier en quelques secondes, à l’instar d’un Rozsa, d’un Tiomkin ou d’un Herrmann. Ses accents très appuyés, son orchestre percussif et bariolé, tour à tour sourd, rauque, grinçant, strident, tout en angle et en arête, l’impression de poids, de consistance que laisse en général sa musique le distinguent par exemple nettement de ses contemporains français Michel Legrand ou Georges Delerue. Comme eux pourtant, Jarre compose une musique très thématique, où la mélodie est centrale. Toujours il gardera cette fascination pour les petites mélodies entêtantes entre guinguette, airs de foire et boîtes à musique. Très caractéristiques aussi, ces « perversités harmoniques », comme le compositeur lui-même les qualifiaient, qui donnent à ces thèmes une signature immédiatement identifiable.
Dès ses partitions pour le théâtre, on remarque chez lui ces sonorités acides, piquantes, sèches, que l’on retrouvera dans les musiques de sa « période française » (de 1951 à 1965 environ). Ses premières partitions de cinéma, pour les films de Georges Franju en particulier, sont marquées par une utilisation fréquente de timbres purs, isolés, crus, au détriment des tuttis orchestraux. Jusqu’au milieu des années soixante, l’orchestre symphonique est l’exception plutôt que la règle dans sa création. Les percussions, les cordes pincées (clavecin, cithare, koto…), le piano ferraillant ou exploité dans ses résonances graves occupent notamment une place de choix dans son instrumentarium.
Jarre excelle alors à créer par ses alliances inhabituelles de timbres une poésie de l’insolite et une tendresse douce-amère. On ne peut échapper au ton unique, mordant, ironique et sensible des musiques écrites pour Franju. Les sublimes petites valses de La Tête Contre les Murs, Thérèse Desqueyroux, Judex et des Yeux Sans Visage sont tant marquées du sceau de Jarre qu’elles constituent presque un genre en soi. Cette poésie délicate ressurgira parfois dans les contextes les plus divers : souvenons-nous de la joliesse du thème de Mariko dans Shogun ou de celui de La Poste Polonaise dans Le Tambour. Plus tard encore, on la retrouve presque intacte dans les thèmes de Jacob’s Ladder (L’Echelle de Jacob) en 1990 et Uprising (1943, l’Ultime Révolte) en 2001 (le thème de Feathers).
Les commentateurs ont souvent opposé à cette période française intimiste, proche de l’esprit de la nouvelle vague, une période « internationale » ou hollywoodienne tournée vers un cinéma d’action de facture plus classique, avec Lawrence Of Arabia (Lawrence d’Arabie) et The Longest Day comme point de séparation. Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : en 1970, Una Stagione all’Inferno (Une Saison en Enfer) est plus proche de la période française que de The Island At The Top Of The World (L’Île sur le Toit du Monde), de même que Le Tambour en 1979. Jarre semble plutôt avoir sciemment entretenu en parallèle plusieurs « veines », même si on note incontestablement une évolution d’ensemble vers un style plus fluide, plus romantique, plus mélodieux, accompagné d’une certaine emphase orchestrale. Et on peut schématiquement analyser une grande partie de sa musique comme la rencontre – ou la confrontation – de deux esthétiques : l’une novatrice, ouverte à l’expérimentation, reposant sur une approche plus « conceptuelle », l’autre plus traditionnelle, romantique, cherchant au contraire l’ampleur et l’émotion directe.
C’est sans doute du musicien épique que l’on se souvient le mieux. Car c’est avec beaucoup de brio que Jarre sait mettre en branle ses lourdes masses sonores en leur conservant un tranchant de métal (les haletantes séquences d’action de sa partition massive, hérissée de percussions et de cuivres pour Mad Max Beyond Thunderdome [Mad Max au-delà du Dôme du Tonnerre], les puissantes séquences orchestrales de La Caduta degli Dei…). Ses meilleures pages ont une opulence sonore qui n’exclut pas la ciselure des détails. Comme Bernard Herrmann, Jarre aime tailler à grands coups dans l’orchestre pour en dégager les traits instrumentaux les plus fins.
A l’instar d’un Jerry Goldsmith, il sait aussi déchaîner les plus furieux cataclysmes orchestraux, n’ayant jamais peur du cinglant, du brutal, de l’énorme. Comme chez le compositeur américain, il y a naturellement au cœur de sa musique une certaine qualité de violence que d’autres échouent régulièrement a créer: cuivres déchirés et percussions métalliques sur fond de pics himalayens dans The Man Who Would Be King (L’Homme Qui Voulut Être Roi), martellement furieux de Before The Drac Holy Council (Enemy Mine [Enemy]), cavalcade du générique et scène finale de La Tête Contre les Murs… Une violence qui s’exprime parfois dans des schémas rythmiques très complexes, comme dans le formidable Main Title de Tai-Pan, véritable pièce d’anthologie où la percussion est aussi présente que le reste de l’orchestre, ou la scène du temple abandonné (Garden Of Statues) de A Passage To India (La Route des Indes) où il nous assène un de ces déferlements sonores dont il a le secret. Ici, l’art du musicien n’est pas tant dans la recherche du volume sonore ou de l’accumulation instrumentale que dans un jeu de tension/explosion et la création d’un chaos organisé. On retrouve un peu de sens du « grand spectacle » orchestral dans Notre Dame de Paris, quand Quasimodo sonne les énormes cloches de la cathédrale au début du deuxième acte.
Jarre est aussi l’un des rares compositeurs de cinéma qui puissent réellement nous surprendre. Il aime à triturer sa pâte, à la transmuer pour en tirer au sens propre des sonorités inouïes. Parfois il tend même à ciseler chaque phrase dans une alliance de timbres neuve. Cette volonté de détacher au maximum les idées, les motifs, les phrases par leur couleurs, leurs textures instrumentales est l’un des traits les plus caractéristiques de sa musique. Instruments rares, anciens ou exotiques : koto, didgeridoo, flexatone, flute à bec, cithare, EVI font partie de son instrumentarium, qui est l’un des plus riches de toute l’histoire de la musique.
Maurice Jarre aime à déséquilibrer la formation symphonique en mettant en avant une masse intrumentale composée de ces instruments inattendus d’où émergent des sonorités sèches ou métalliques : cordes pincées, percussions, pianos (six dans Mad Max Beyond Thunderdome !)… Une pièce comme Ruffled Men (Crossed Swords [Le Prince et le Pauvre]) est une vraie musique de timbre, comme peu de compositeurs au cinéma l’ont pratiquée (on songe ici à Herrmann ou parfois à Morricone). Presence Of Muhammad dans The Message est typique aussi de cette recherche : c’est la couleur, la texture qui la fait exister, l’écriture, le rythme, l’harmonie étant réduits à leur plus simple expression. Par là, sa musique se rattache à une forme d’expressionnisme musical, sollicitant toutes les bigarrures, tous les collages dans un but dramatique (cf. l’esthétique baroque de La Caduta degli Dei).
On en arrive ainsi à cette notion de décalage, déjà évoquée, qui introduit à son tour une distance par rapport au film, d’où fréquemment la perception d’une musique grinçante ou ironique. Dans Ryan’s Daughter (La Fille de Ryan), sa musique tournant le dos à l’évidence (A Story Of Love, disaient les affiches de l’époque) s’éloigne le plus souvent de tout lyrisme de premier degré et évite d’appuyer l’émotion dans un sens romanesque. Curieusement, et malgré d’évidentes différences de style, il se rapproche parfois de ce point de vue d’Ennio Morricone, qui ne recule jamais lui non plus devant le détail sur-expressif, voire même sciemment caricatural. De la même manière, le générique des Yeux Sans Visage, plutôt sautillant, voire allègre, n’annonce que très discrètement (quelques tenues de cordes) l’histoire macabre qui va suivre. Il y aurait sans doute une étude intéressante à mener sur le sens du détour dans l’approche musico-dramatique de Jarre, comme moyen de jouer avec les codes du récit cinématographique.
Cette distanciation s’accompagne pourtant souvent d’une certaine recherche musicologique dans l’écriture mélodique et l’instrumentation. Ainsi dans Crossed Swords, où Jarre s’empare à sa manière du genre cape-et-épee. La comparaison avec la musique d’Erich Wolfgang Korngold, (compositeur emblématique du Golden Age hollywoodien) pour The Prince And The Pauper, adaptation plus ancienne (1937) du même roman, est significative. Le compositeur autrichien aborde son sujet en héritier du grand opéra romantique, c’est à dire sans souci d’exactitude historique (suivant l’exemple d’un Verdi ou d’un Wagner qui compose le même style de musique pour un opéra se déroulant dans l’antiquité ou au moyen-âge) et en exaltant les valeurs « littéraires » intemporelles de la passion, de l’héroïsme…Avec Jarre, les notions d’époque et de lieu (ici l’Angleterre d’Henry VIII) fixent au contraire un cadre esthétique déterminant (sinon très précis) et la musique est moins un commentaire épique sur le film qu’une transposition, non dénuée d’humour, d’idées sonores semblants issues du film. Ainsi, le Main Title n’est pas l’exposition solennelle ou épique qu’on attendrait, mais un virevoltant tour de force orchestral sur une chansonnette insouciante et juvénile, qui est d’abord sifflée avant d’être reprise à l’orchestre. Il n’est ainsi pas rare chez Jarre, comme chez Nino Rota, que la musique d’une séquence donne l’impression d’être de la source music ou musique diégétique (comme le thème de Stéphanie dans La Tête Contre les Murs).
Dans Jesus Of Nazareth ou Lion Of The Desert (Le Lion du Désert), il s’agit moins d’arriver à une vérité musicologique rigoureuse (d’ailleurs bien hypothétique dans le cas du premier) que de donner une direction à la sensibilité du spectateur. Sa partition pour le film de Zefirelli s’éloigne ici encore des conventions du genre (en particulier tel qu’il est pratiqué au Etats-Unis) en évitant l’emphase habituelle des musiques bibliques et les références explicites à la musique sacrée. Pastorale, souvent chambriste, teintée des modes et des sonorités du Proche-Orient, archaïsante sans évoquer une période précise, elle privilégie les atmosphères d’intimité et de mystère.
On touche ici à l’une des caractéristiques essentielles de l’esthétique de Maurice Jarre. Au contraire des musiciens de cinéma de première génération (les Steiner, Korngold, Rozsa, Newman…), Jarre crée une musique qui ne se réfère plus essentiellement aux valeurs de beauté, de noblesse, de « sérieux », empruntées dès l’origine par la musique de film à la musique classique et notamment à l’opéra, mais exploite au contraire de manière privilégiée des registres anecdotiques, populaires, voire ouvertement « vulgaires », grotesques ou « déglingués » (timbre inapproprié, rythme cassé…). On pense ici par exemple à la « marche funèbre » de la scène d’enterrement dans la Tête Contre les Murs (pour banjo, pizzicato de contrebasse, piano bastringue). Cette approche expressionniste est commune à beaucoup de compositeurs de seconde génération (arrivés au cinéma dans les années cinquante/soixante) et se rencontre fréquemment chez des musiciens aussi différents que Morricone, Sarde ou Goldsmith.
Il faut souligner ici l’habileté et le sérieux avec lesquels Jarre a exploré les musiques traditionnelles ou non-européennes. Si Miklos Rozsa a sans doute été le premier compositeur à apporter à la musique de film une certaine rigueur musicologique, Jarre en est le digne continuateur dans le domaine ethno-musical, allant jusqu’à utiliser la notation propre aux musiciens hindous dans The Man Who Would Be King, approfondissant sur le terrain sa connaissance de la musique arabe pour The Message et donnant avec The Year Of Living Dangerously (L’Année de Tous les Dangers) l’une des rares tentatives authentiques d’un musicien occidental pour travailler avec un gamelan. Lui-même rappelait souvent que l’apprentissage de plusieurs langages musicaux extra-européens avaient fait partie de sa formation au Conservatoire de Paris. Et de fait, il a livré beaucoup de ses plus riches partitions en puisant dans les traditions les plus variées (espagnole, russe, indonésienne, japonaise, chinoise …), s’affirmant avec Jerry Goldsmith comme l’un des grands illustrateurs musicaux de l’exotisme au cinéma.
Ce goût, cette soif d’exploration qui est une des composantes de la personnalité de Jarre va prendre au début des années quatre-vingt une nouvelle direction avec l’électronique. Les synthétiseurs les plus avancés de l’époque vont en effet occuper pour une dizaine d’années une place centrale dans sa production. Parmi ces instruments, il faut mentionner l’étonnant EVI (Electronic Valve Instrument). Inventé par le trompettiste Nyle Steiner, ce petit instrument électronique peut reproduire une grande diversité de sons musicaux et d’effets sonores. Jarre lui a d’ailleurs dédié un concerto qu’il a interprété en concert à plusieurs reprises avec Steiner en soliste.
Si cette partie de sa carrière est souvent décriée, l’intérêt constant de Jarre pour les recherches sonores incite pourtant à y chercher une réelle motivation artistique. Le compositeur a sans doute ressenti le besoin de renouveler son matériau, le désir d’échapper aux redites si fréquentes en musique de film. Il est difficile en tout cas d’admettre qu’un musicien de son exigence ait eu recours aux synthétiseurs pour de simples raisons pratiques ou économiques. Notons simplement que l’orchestrateur imaginatif qu’il était a su éviter les écueils fréquents de la musique électronique, comme la froideur et la dureté des timbres ou la redondance par rapport aux instruments acoustiques.
Si Jarre a composé plusieurs partitions presque entièrement électroniques (Witness, Dreamscape, Julia & Julia, No Way Out [Sens Unique]), celles-ci sont étonnamment sages sur le plan du langage musical et on y trouve même quelques échos voluptueusement jazzy. Plus engagées et plus audacieuses sont ses compositions « synthético-orchestrales » comme Enemy Mine ou Gorillas In The Mist (Gorilles dans la Brume). Dans cette dernière, l’ensemble électronique permet un renouvellement intelligent du genre « bruits de la forêt », donnant un cachet incontestable à cette partition tout en évitant les clichés impressionnistes. Quels autres instruments auraient pu évoquer aussi délicatement les brumes vaporeuses, les vibrations, la vie frémissante de la jungle ?
The Mosquito Coast est un autre témoignage de la capacité du musicien à se renouveler grâce à l’électronique. Toute en nuances, en longues nappes sonores et en entrelacs chatoyants, c’est une musique d’un exotisme discret, jamais agressive et très éloignée des rudesses habituelles de son style. Dans Ghost, peut-être son travail le plus abouti dans le genre avec Jacob’s Ladder, il va jusqu’au bout d’une approche radicale sans concession, se rapprochant de certaines recherches de la musique électroacoustique (la richesse de la matière sonore est plus proche de Michel Redolfi ou du travail d’un Olivier Florio que de Jean-Michel Jarre !). Plus encore que dans ses autres compositions avec synthétiseurs, le compositeur semble ici rechercher une fusion intime de l’électronique et de l’acoustique.
Alors que Jarre s’est progressivement éloigné du cinéma dans les années quatre-vingt-dix, ses dernières partitions, Sunshine en 1999 et Uprising en 2001, témoignent de la force entière de son inspiration dès lors que le sujet est à la mesure de son talent. Uprising, sa dernière musique de film, accompagne une production sur la révolte du ghetto de Varsovie en 1943. Superbement enregistrée au fameux Rudolfinum de Prague avec le Philharmonique tchèque, c’est une sombre et majestueuse déploration sur la guerre, pour une fois éloignée de tout pittoresque, et dont l’atmosphère étrange et élégiaque, grâce notamment au chœur d’enfant et à l’ensemble de voix bulgares, évoque parfois le War Requiem de Britten.
Soulignons la place importante dans l’enregistrement de toutes ces partitions de quelques collaborateurs fidèles dont le musicien aimait à s’entourer: les assistants/orchestrateurs Christopher Palmer, Patrick Russ et Nic Raine, les membres de son ensemble électronique comme Michel Mention, Ralph Grierson ou Judd Miller (sans oublier Nyle Steiner, déjà mentionné), ou les ingénieurs du son Joel Moss et Shawn Murphy.
Il n’est peut-être pas inutile non plus de dire ici un mot du rôle des orchestrateurs. L’histoire de la musique de film est pleine d’anecdotes sur la nature et l’étendue des interventions de ces musiciens de l’ombre. Chez Jarre, on mentionne parfois l’aide de Léo Arnaud, élève de Ravel installé aux Etats Unis et compositeur de musique pour « band », qui aurait largement contribué au fameux Love Thème (le thème de Lara) de Doctor Zhivago. Pour Lawrence Of Arabia, c’est la contribution de Gerard Schurman qui est majorée par certains (à commencer par l’intéressé lui-même), au point d’en faire quasiment un co-compositeur. Une « discussion » de plusieurs années, par articles ou déclarations interposées, entre Jarre et le musicien anglais portait essentiellement sur le manque de détail des parties orchestrales transmises par un Jarre pressé par le temps, qui aurait laissé une large place à l’initiative de l’orchestrateur. La constance d’une griffe Jarre – et quelle griffe ! – sur plusieurs décennies rend finalement ces débats très secondaires. Certes, il est difficile de nier que les compositions symphoniques du Jarre des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix sont dans l’ensemble moins caractérisées, plus standardisées que celles de la période précédente, et la place de l’orchestrateur (notamment Christopher Palmer) y est sans doute plus importante. Mais après tout on ne songe guère à reprocher à Prokofiev d’avoir parfois eu recours à un assistant pour orchestrer ses partitions…
On comprend aussi que cette musique si idiomatique ne plaise pas à tous. Comme celle d’un Alex North et pour des raisons similaires, la musique de Jarre a souvent suscité l’animosité ou l’incompréhension. Et il est vrai que la qualité de l’inspiration n’est pas constante tout au long de ces cinquantes années de création, pour des raisons trop évidentes (on peut oublier Firefox sans rien manquer d’essentiel). Mais pour la fulgurance de certaines de ses inspirations, Jarre fait partie de ces rares compositeurs de cinéma dont on peut dire qu’ils ont eu du génie, avec tout ce que ce terme implique d’aléatoire et d’imprévisible. Ce génie, cette magie qui fait qu’on n’oublie pas les images du bal des oiseaux de Judex, celles d’Edith Scob s’enfonçant dans la forêt à la fin des Yeux Sans Visage ou le premier plan du désert dans Lawrence Of Arabia.