C'est finalement "pointless" ce genre de méthode. Imagine Goldsmith dire en interview "alors, pour THE RUSSIA HOUSE, j'ai eu l'idée de faire intervenir un joueur de Duduk. Malheureusement, comme ce n'est pas un instrument avec lequel on peut faire ce qu'on veut, j'ai choisi de combiner un morceau de tuyau en PVC que mon plombier m'avait laissé quand j'ai fait refaire ma cuisine avec le son d'une clarinette passé à l'envers et un morceau de film alimentaire que j'ai collé dessus pour en altérer le son, ensuite j'ai passé le tout au séquenceur pour réharmoniser l'ensemble afin d'obtenir le son d'un Duduk qui soit moins difficile à maîtriser....." Tu ne le prendrais pas pour le dernier des cons ? Ou alors pour le mec qui, devant la difficulté, préfère contourner le problème et ensuite ce vanter de ça ? C'est comme si mon fils me disait : "papa, j'ai découvert la calculatrice. Pourquoi on se fait chier à faire du calcul mental ?.."
Alors non seulement ça ne me poserait aucun problème si Goldsmith disait ça en interview (sincèrement, cela aurait plutôt tendance à éveiller ma curiosité et à me donner envie d'expérimenter) mais je ne suis pas certain que ta comparaison avec les mathématiques soit pertinente.
En science, on préfère toujours la solution la plus plus simple et la plus directe à la solution la plus alambiquée (rasoir d'Ockham). On considère donc comme inutile de prendre 10 étapes pour calculer ou prouver quelque chose si on peut le faire aussi bien en 2 étapes. Face à une montagne, on se DOIT de ne pas la contourner, mais de la creuser pour arriver de l'autre côté le plus rapidement possible. Le problème que pose l'usage de la calculatrice plutôt que le calcul mental, ce n'est pas tant la paresse mais la dépendance à un outil qui flétrit non seulement les capacités cognitives mais ne permet pas l'autonomie.
La création artistique, c'est au contraire une errance continuelle, parce que l'art ne cherche pas à aboutir à un résultat en particulier si ce n'est de faire réagir (je n'utilise pas le terme émouvoir à dessein, car je pense que même la répulsion est une émotion valide si c'est l'effet recherché par son créateur). L'art se DOIT de ne pas choisir la solution la plus simple et la plus évidente parce que cela conduirait à faire comme tout le monde. J'aime bien cette citation de Gérard de Nerval: "Le premier qui compara une femme à une rose, c'est un poète, le second fut un imbécile." Pour éviter les poncifs, avoir un regard neuf sur le monde, offrir à l'auditeur ou au spectateur quelque chose de nouveau, il faut parfois savoir aller ailleurs, faire les choses les plus absurdes, penser hors cadre, quitte à repenser sa façon de composer et ses outils. C'est d'ailleurs ce qui fait que même lorsqu'on a toute la maîtrise de son art la période de création n'est en général pas la période qu'un artiste apprécie le plus dans la vie tant elle s'apparente à une période de perdition
(je vous renvoie à ce TedX).
Contourner un problème, c'est aussi s'autoriser à chercher d'autres voies qui n'ont jamais été empruntées. Face à l'Everest, tout alpiniste a pour ambition de monter au sommet et donc de faire l'effort d'affronter la difficulté que cette ascension représente. Mais ces alpinistes se sont-ils intéressés à ce qu'il y a autour? Est-ce qu'il n'y aurait pas d'autres trésors cachées dans la vallée? Devrait-on reprocher à un touriste qui visite la région de ne pas vouloir faire comme tout le monde et de s'épargner cette ascension?
Pourquoi en art ce ne serait pas la même chose? Si je contourne un problème, est-ce que je ne pourrais pas trouver d'autres façons de faire?
Et si le résultat n'est pas bon à la fin, cela invalide-t-il nécessairement cette démarche? Par définition, expérimenter, c'est s'exposer à l'échec. C'est pas moins confortable que d'orchestrer une musique dans le style de Williams alors qu'on a 36 000 articles, livres, vidéos YouTube analysant en détail comment il écrit - la recette on l'a, il suffit juste de s'y mettre en trouvant le thème...
Oui cela peut sembler sans intérêt d'émuler des cornemuses avec des guitares, mais cette expérimentation, aussi absurde soit-elle, permetra sans doute de découvrir d'autres choses qui serviront peut-être par la suite.
Et puis, tu sembles occulter le fait que Dune se passe dans un monde qui n'existe pas, donc un monde où les cornemuses ne sont pas censées exister. Ça a pour moi du sens de chercher à imiter des cornemuses plutôt qu'à en enregistrer des vraies.
Le style de Thomas Newman est notamment caractérisé par l'utilisation de l'EWI, qui émule plusieurs instruments à vents et qu'on l'entend en permanence chez lui. L'EWI contourne un problème: on ne peut pas forcément maîtriser tous les instruments à vents. Avec l'EWI on peut jouer de tous les instruments avec le même doigté, et donc avec celui qu'on connaît le mieux. Comme l'Orchestron ou le Mellotron (et j'aurais même envie de citer tout simplement l'orgue), on a fini par réaliser que les sons de l'EWI avaient une singularité par rapport aux instruments qu'il émule, ce qui fait qu'il est devenu une fin en lui-même.
Total Trax m'a même permis de démontrer (enfin, j'espère) dans un 3ème épisode consacré à Zimmer, qu'il fut un temps où Zimmer ne se contentait d'avoir une "idée sonore" mais qu'il essayait de faire de la musique. Tu connais sûrement
. Toi qui es compositeur, toi qui t'es astreint à prendre des cours de solfège, d'harmonie et de contrepoint qui permettent de faire sonner correctement un orchestre malgré les limitation inhérentes à chaque groupe d'instrument. Non ?
Malgré mon background classique, je me suis toujours refusé à opposer le son à l'harmonie/mélodie/contrepoint. J'ai tout autant été influencé par les chorals de Bach et le "O Magnum Mysterium" de Lauridsen (qui ont déterminé tout mon langage harmonique) que la musique concrète et électroacoustique, que j'ai découverte très tôt et qui m'a immédiatement fait forte impression. Ma difficulté à accepter qu'on puisse écrire que Zimmer fait du sound-design et non pas de la musique vient du fait que j'ai baigné un moment dans cette musique électroacoustique, que c'est la musique de concert que l'on m'a le plus commandée, et que jamais il n'a été question dans les milieux pourtant "autorisés" de remettre en question ce qualificatif de musique. Luc Ferrari est l'un des plus grands compositeurs français de musique électroacoustique et
il a fait ce genre de choses qui est 1000 fois plus proche du sound design que ce que fait Zimmer. Pour le coup j'accepterais tout à fait qu'on puisse douter du qualiticatif de musique dans le cas de cette oeuvre de Ferrari. Mais malgré son dénuement, la musique de Zimmer garde toujours un rythme, une mélodie (même rudimentaire) et une harmonie (ce qui en passant est la définition juridique d'une oeuvre musicale).
Je pense surtout qu'il y a deux sortes d'artistes (avec évidemment plein de nuances entre les deux). Ceux qui cherchent à créer de la meilleure façon possible avec des outils éprouvés, en restant dans un certain cadre, et ceux qui tentent à tout prix d'être hors cadre quitte à réinventer leurs outils et leur palette sonore.
Je ne vois pas pourquoi la deuxième démarche serait invalide sous prétexte qu'elle appauvrit le langage traditionnel. Ces deux approches sont pour moi équivalentes et je pense qu'il n'y a pas lieu de hiérarchiser dans l'absolu. Cette hiérarchie ne peut être que personnelle.
Aviez-vous remarqué que le classicisme, soit la musique "savante" la plus écoutée et la plus appréciée au monde, est une régression sur le plan du langage harmonique et contrapuntique par rapport à la musique baroque et à la musique de Bach?
C'est un fait: dans le classicisme, la modalité est globalement si ce n'est totalement absente, le contrepoint y est plus sommaire, et l'on y trouve moins de diversité au niveau des accords (moins de septièmes d'espèce par exemple). Mais Beethoven a à mon sens apporté à la musique sa science de l'orchestration (donc du son...) en la rendant spectaculaire et Mozart sa science de la forme et de la mélodie.
Loin de moi l'idée de comparer Zimmer à Mozart et Beethoven (ce n'est vraiment mais alors vraiment pas mon intention) mais comme tout créateur, Zimmer a évolué. Il a d'abord été le premier style d'artiste que je décris: probablement frustré de ne pas avoir eu d'éducation musicale et fasciné par l'orchestre, il a d'abord voulu être l'égal de ceux qui maniaient cette formation. Il a donc à tout prix cherché à rentrer dans ce cadre. Ce qui a donné les musiques que vous préférez. Et puis, il a fini par comprendre qu'il n'était pas un classique et il s'est rapproché du second style d'artiste, en essayant d'innover dans le son plutôt que d'essayer de faire ce qu'il n'est pas capable de faire au niveau harmonique. Dans son cas ça s'est accompagné par une régression au niveau mélodique et harmonique. Mais pour moi, cela ne diffère pas vraiment de la trajectoire d'un Picasso qui s'arrête de peindre des Arlequins réalistes pour leur préférer la quasi-abstraction cubiste (ce type de trajectoire est ultra fréquente en art contemporain).