Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles : aussi clinique que le libellé d'une enveloppe, le titre annonce la couleur — terne, sans relief, froide à l'égal d'une dalle de marbre. L'oeuvre jusqu'au-boutiste de Chantal Akerman, sauvée tout récemment du gris anonymat où elle triait les lentilles pour goûter soudain aux honneurs des rétrospectives en grandes pompes et d'une restauration pointilleuse, ressemble à un manifeste suprême. Tout ce que le commun des mortels (ou des spectateurs, en tout cas) reproche au
"cinéma d'ôteur", avec des inflexions acerbes et quelque peu sarcastiques, bourgeonne dans la moindre encoignure des images désespérément fixes, pareilles à un goulot d'étranglement, que la stoïque Delphine Seyrig traverse d'un pas machinal plus de trois heures durant. Qu'elle pèle des patates, récure le fond de sa baignoire, aille boire un café ou accueille dans son lit des étrangers la rétribuant comptant, l'actrice se frotte à la routine exsangue du "train-train quotidien" comme bien peu d'autres films, parions-le, auront donné à l'endurer.
Paradoxalement, cette tentative d'hyperréalisme, poussé dans ses retranchements derniers, finit par s'arracher à la pesanteur qui l'écrase implacablement pour épouser une bizarre abstraction, celle d'un ruban de Möbius entraînant les tâches ménagères au coeur de son vortex. Prisonnière de cadrages composés avec une rigueur voisine de l'obsession mathématique, où ne se distingue pas davantage d'issue qu'à l'intérieur d'une souricière, assourdie par le silence digne d'un mausolée où son fils lui-même, sa seule compagnie, ne pose que des mots épars et dépourvus d'écho, répétant encore et sans trêve les gestes de chaque jour avec l'infaillibilité d'un automate que nul ne se serait jamais donné la peine de débrancher, la malheureuse héroïne paraît agoniser dans l'étreinte visqueuse d'un cauchemar. On pourrait en dire autant du vieux Van Cleef, abasourdi et plus souvent qu'à son tour mortifié d'ennui devant le théâtre étriqué de la banalité ! Et pourtant, s'y mêlait aussi une part de fascination, sommant l'oeil de ne point quitter l'écran, comme si l'espoir palpitait, têtu, obstiné, qu'un impromptu finirait tôt ou tard par briser l'horrible aridité de l'existence de Jeanne Dielman.
