L'Enfer, titre sans équivoque d'un film voué à flanquer un méchant coup de pied dans la fourmilière du cinéma français, alors dominé par la Nouvelle Vague et son dogme quasi-naturaliste qu'il ne faisait pas bon vouloir transgresser. L'enfer, aussi, d'un cinéaste de génie, intransigeant et despotique, dont la fièvre créatrice dévorante a fini par avoir raison d'un projet devenu démesuré. Il n'en est guère resté que des bobines éparses, contenant pêle-mêle des bouts d'essai, des chutes de montage et une poignée de séquences plus ou moins achevées, des artefacts souvent fascinants auxquels Serge Bromberg a eu l'heureuse idée d'insuffler une nouvelle vie. Son excellent documentaire nous fait partager, sur un ton loin de tout didactisme rasoir, l'ambition peu commune d'un Clouzot qui s'était emparé du thème rebattu de la jalousie portée à son paroxysme pour en tirer un véritable manifeste esthétique. Serge Reggiani, dont le regard fixe et inquiétant fait merveille, et Romy Schneider, d'une sensualité à la fois brûlante et ingénue, sont ainsi projetés dans un maelstrom d'images folles et déconcertantes, à mi-chemin entre le surréalisme sans entrave d'un Luis Buñuel et les délires formels, pop et colorés, d'un Seijun Suzuki !
Probablement frustré par ce rendez-vous manqué, pour lequel il avait consumé tant de ses forces, Clouzot tournait quelques années plus tard son film testament, La Prisonnière. Un stupéfiant laboratoire d'expérimentations en tous genres, dont les excès graphiques apparaissent, rétrospectivement, comme une furieuse revanche sur le sort qui a condamné L'Enfer.
L'Enfer d'Henri-Georges Clouzot
- Lee Van Cleef
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