It’s All True (Jorge Arriagada)

Le chant de la mer

Disques • Publié le 23/09/2016 par

It's All TrueIT’S ALL TRUE (1993)
IT’S ALL TRUE
Compositeur :
Jorge Arriagada
Durée : 35:32 | 16 pistes
Éditeur : Disques Vogue / La Bande-Son

 

3.5 out of 5 stars

L’Orson Welles conquérant, plein des certitudes d’un vieux briscard malgré son tout jeune âge, qui avait fait remarquable impression sur les dirigeants de la RKO puis enthousiasmé les critiques, tous convaincus que Citizen Kane allait propulser sur orbite son géniteur follement talentueux — ce Welles-là se doutait-il seulement que sa carrière future se composerait pour une grande part d’œuvres cabossées, mutilées, quand ses ambitions folles ne sombreraient pas dans les abîmes du development hell ? Il fut, en tout cas, très promptement renseigné. The Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson), successeur immédiat de son retentissant coup d’essai, qu’on eût volontiers imaginé aux petits soins, fut couturé sur la table de montage de cent cicatrices diversement visibles. Le cinéaste ne put rien faire pour empêcher le sinistre, coincé qu’il était alors dans les bas-fonds brésiliens où le tournage de son nouveau film, It’s All True, périclitait. Faute de pellicule et d’argent, celui-ci ne fut jamais conduit à son terme.

 

Comme toutes les œuvres maudites des grands metteurs en scène, cet intrigant objet souleva moult extrapolations au fil des ans. Quelques béophiles déambulant s’interrogèrent, pour leur part, sur les choix musicaux dont bouillonnait forcément le cerveau de Welles. Comptait-il faire appel à un compositeur à poigne, un authentique artiste de la trempe de Bernard Herrmann, sous l’égide de qui Citizen Kane avait décoché un sacré coup de pied dans la fourmilière hollywoodienne ? A moins qu’il ne projetât de laisser la samba, l’un des principaux poumons d’It’s All True, battre sous les doigts experts des chanteurs et musiciens du cru… Réactivé en 1985 par un providentiel hasard, quelques mois seulement avant la mort de son créateur démiurge, le film tomba en fin de compte dans l’escarcelle de Jorge Arriagada. L’homme de la situation, pourrait-on superficiellement analyser à l’une de ses origines chiliennes. Mais surtout, un compositeur au talent polymorphe, alter ego de Raoul Ruiz à qui il resta fidèle jusqu’à la disparition de ce dernier — et encore au-delà, en atteste le funèbre Les Lignes de Wellington, musicalisé en guise de révérence posthume au cinéaste.

 

It's All True

 

Alex North lui-même, l’un des rares compositeurs hollywoodiens qui se refusèrent à faire carrière au prix de compromis castrateurs, dégringola tête la première dans l’exotisme estampillé « palmiers et noix de coco » avec South Seas Adventure, comme s’il n’existait nul autre recours qu’un orchestre chatoyant pour illustrer le quotidien des lointains insulaires et des autochtones vivant les pieds dans l’eau. Au moins l’excellent musicien nous épargna-t-il un trop-plein sirupeux en moulant ses harmonies dans quelques-unes des figures « difficiles » qui sont sa marque de fabrique. On peut en dire autant d’Arriagada, qui parvient in fine à tenir en respect les clichés folkloriques jonchant sa route. Peut-être parce qu’il n’est pas resté grand-chose des images qu’Orson Welles avait tournées du carnaval de Rio, lesquelles auraient occupé la plus grosse partie du métrage et, supputons-le, croulé sous les fameux piaulements de la cuica.

 

En vérité, des trois chapitres initialement prévus, ne subsiste plus que Four Men On A Raft, récit plus ou moins romancé du voyage digne d’Homère d’un petit groupe de jangadeiros, les pêcheurs brésiliens, assommés de misère, qui prirent la mer à bord de leur chétive embarcation pour rencontrer le président Vargas et implorer une reconnaissance sociale. On voit au tout début le petit peuple s’activer à la fabrication d’une de ces jangadas, tandis que Welles multiplie les contre-plongées déjà emblématiques de son style naissant et qu’Arriagada, avec Iracema, cède à d’impressionnistes embruns. Au rythme des scies coupant le bois et des hachettes délogeant les esquilles, le compositeur fait ruisseler la lumière de ses percussions mélodieuses. Amateurs de misérabilisme larmoyant, vous en serez pour vos frais ! Ici, c’est le forro, la musique populaire du Nordeste, avec ses promesses d’évasion d’un rude quotidien et la ligne claire de l’accordéon (ou sanfona), qui a pignon sur rue. A l’unisson d’une caméra scrutatrice, il modèle son propre réalisme poétique, non plus issu d’un tournage méticuleux en studios mais de l’œuvre fondatrice du pionnier Robert Flaherty.

 

It's All True

 

Primesautier au début du film, le hautbois d’Eu Navegava se teinte d’une profonde tristesse quand les jangadeiros, de retour d’une expédition au large, font le tri dans leur pêche d’une désolante maigreur. Leurs proches, accoutumés aux pires coups du sort, réfrènent stoïquement leurs plaintes. Mais toute la frustration cumulée, toute la colère grondant au fond de leurs entrailles, éclatent soudain lorsque l’un d’eux périt dans un violent chavirage. Le corps sans vie, ballotté par les vagues, hors d’atteinte désormais de la vive agitation percussive que soulève l’organisation en hâte des secours, est sombrement honoré par l’écho à demi formulé du gong. Plus tard, alors que le malheureux est porté vers sa dernière demeure par une immense procession, les visages creusés à parties égales par l’éprouvant labeur et par le chagrin s’inclinent doucement, tandis qu’entre leurs lèvres, semble s’écouler l’élégie frémissante de l’Oraison Funèbre. Dans leur esprit, la décision est peut-être déjà prise : quatre hommes s’en iront longer les côtes, en ne quittant leur barque que pour répondre à des besoins vitaux, jusqu’à atteindre Rio où leurs doléances, l’espèrent-ils, seront entendues.

 

Une odyssée longue de soixante jours, qu’Orson Welles filme dans un style grevé d’ellipses (mais s’agissait-il réellement de ses ambitions initiales ?) et sur laquelle Jorge Arriagada dépose toute sa compassion. Nulle ivresse des mers ne saisit le petit groupe de hérauts désignés, qui se relient sans faiblir à la voile et se recroquevillent les uns contre les autres sur des rivages déchiquetés, en quête d’une poignée d’heures de sommeil. A cent lieues des clameurs aventureuses dont il a pu chamarrer certains films maritimes de Ruiz, tel Les Trois Couronnes du Matelot, le compositeur réemploie le timbre douloureux de la scène des funérailles pour escorter les quatre hommes, virgules minuscules sur le trait paisible séparant la mer du ciel. Il l’auréole même d’une dimension quasi liturgique, qui touche par sa foncière humilité, lorsque les pêcheurs, profitant d’une courte escale à Recife, se recueillent dans l’église en pleins travaux de rénovation. Grâce à ces épisodiques haltes, une légende commence à prendre forme autour des courageux jangadeiros, et se propage dans tout le pays. A telle enseigne qu’à leur arrivée dans la baie de Rio, c’est une foule immense et transportée d’allégresse qui les attend.

 

It's All True

 

L’aventure est belle, sa conclusion, scintillante d’espoir. Bien sûr, l’histoire nous a montré que les promesses de lendemains meilleurs, arrachées de mauvaise grâce au président Vargas, n’ont pas été tenues. Welles, au moment du tournage, l’ignorait (sans toutefois se bercer forcément d’illusions). Mais pas Arriagada, bien des décennies après. Dédaignant néanmoins les libertés révisionnistes qui lui sont accordées a posteriori, il se garde d’entraver la marche solaire du film et dépouille sur-le-champ Eu Navegava de ses oripeaux dramatiques pour le coiffer, malicieusement, d’un chapeau à plumes. Ainsi attifé, et rebaptisé avec à-propos Samba da Barra de Rio, ledit morceau devient l’hymne de la joyeuse plèbe. Alors, ne fût-ce que quelques instants, oublions les retorses manœuvres politiques. Oublions que le destin brisé d’It’s All True aura poursuivi Orson Welles avec l’acharnement des malédictions séculaires. Oublions, même si cela coûte, que Jacaré, l’un des quatre pêcheurs, qui tenait devant les caméras son propre rôle, est mort noyé durant le tournage de cette dernière séquence, et accordons-nous le luxe d’un sourire devant l’exubérance qui vient de s’emparer de la Cité Merveilleuse. 

 

It's All True

Benjamin Josse
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