« Moi aussi, j’y étais ! » Telle est l’exclamation triomphale que les cinéphiles ayant pas mal roulé leur bosse ont eu plaisir à pousser au moins une fois. A l’un de ces moments charnières dans l’histoire du 7ème art, quand les cartes sont totalement redistribuées, la loi des genres bousculée et le conformisme mis à bas, ils étaient dans les salles obscures au milieu d’autres quidams chanceux, le regard rivé à l’écran où, soudain, une nouvelle constellation des possibles étirait ses fabuleuses perspectives en tous sens. Café Flesh, novateur et fou, propulsé très haut par une ambition sans équivalent chez ses congénères de pellicule, a sans conteste sa place dans cette cour des miracles. Paradoxalement, ceux qui l’ont découvert à sa sortie n’ont pas pour habitude de le chanter sur les toits, parce que son perfectionnisme formel, à des centaines d’années-lumière de la petite cuisine d’un genre ne s’embarrassant guère de chichis, a frustré plutôt qu’électrisé les spectateurs en quête de très prosaïques stimuli, et parce que ces derniers préfèrent, en règle générale, garder secrètes leurs pérégrinations dans les cinémas labellisés XXX… Vous l’ignoriez donc, lecteur innocent ? Café Flesh est un film porno, un bon gros boulard des familles duquel le public mâle n’attendait, à l’origine, rien d’autre que la traditionnelle montée de sève. Bref, un véritable furoncle sur tous les curriculum vitae éperdus de reconnaissance.
Mais jetez donc un œil en guise d’exemple, sur la pochette du vinyle de The Key Of Cool. De prime abord, tout, depuis ce masque blanc nimbé de brume jusqu’à la discrète stylisation des caractères qui le surplombent, annonce un concept album aux ambitions ésotériques. Bien malin celui qui, en 1984, aurait su reconnaître à l’ombre de ce travestissement nul autre que Café Flesh, privé ici de son vrai titre et de sa superbe affiche originale où sensualité brûlante et néons flashy coïtent majestueusement. En dépit d’un intérêt sincère pour la musique de Mitchell Froom, le patron de Slash Records appréhendait sans doute la mauvaise presse qu’il aurait récoltée en s’acoquinant ouvertement avec un film de mauvaise vie qu’un culte hors du commun n’auréolait pas encore. Froom, pour sa part, s’est montré moins bégueule. Sur ses premières armes dans l’industrie du hard, le musicien et producteur, réputé surtout pour avoir « gourouté » Suzanne Vega ou Elvis Costello sur quelques-uns de leurs opus les plus fameux, n’a pas forcément la langue bien pendue. Mais il n’a jamais répudié une œuvre de jeunesse qui reflétait déjà ses appétences pour un rock délétère et des expérimentations bruitistes, aux frontières parfois d’un avant-gardisme mal élevé. A une époque où les boucles groovy du X des 70’s achevaient d’expirer de leur belle mort, notre homme avait tout compris de l’impérieuse nécessité d’ouvrir à d’autres horizons les carnets roses du cinéma.
Juste une anecdote, en passant : Francis Delia, l’homme aux cent pseudonymes (dont Rinse Dream, sous lequel il mit en scène Café Flesh), est le frère de Joe, compositeur de son état et fidèle compagnon d’armes d’Abel Ferrara quand ce dernier écumait à plaisir les bas-fonds. Avec un goût partagé pour la face obscure du cinéma, la fratrie Delia aurait à coup sûr fait merveille dans l’inquiétant univers post-apocalyptique imaginé par le cadet. Mais il n’y a nullement lieu de se plaindre de la présence de Mitchell Froom, qui toise du froid regard de circonstance les tristes rebuts d’une humanité que le Nuclear Kiss a scindée en deux camps distincts : les « sexes négatifs », majoritaires à 99%, devenus incapables de satisfaire leurs pulsions charnelles sous peine de terrifiantes nausées, et les « sexes positifs », contraints par une loi totalitaire d’exhiber sur scène les prouesses physiques dont eux seuls sont encore capables. Le Café Flesh est l’un de ces antres du stupre, sur lequel règne le bien nommé Max Melodramatic, Monsieur Loyal répugnant qui attise par ses diatribes l’indicible frustration de son public. Jamais, peut-être, la chair étalée sur un écran de cinéma n’avait été aussi triste. N’envisageant aucunement de camoufler la grise réalité sous d’accortes musiquettes, Froom joue franc jeu d’emblée : son générique, criard, à la fois grinçant et secoué d’une hilarité ventrue, entrebâille déjà la porte d’un monde décadent. Et ce n’est là que le début.
Tout le monde sait pertinemment, pour l’avoir constaté de façon systématique (allons, voyons, cher lecteur, pourquoi ouvrir ces grands yeux ingénus ?), que le porno a fait d’une morne répétitivité son cheval de bataille, son argument de vente tout-puissant et sa limite castratrice. Il convient d’être honnête, Café Flesh ne tire pas sa formidable originalité d’un rythme à contre-courant des standards, enchainant bien au contraire les copulations avec l’infaillibilité d’un métronome. Reste qu’à nul moment, il ne se soucie de titiller les libidos vagabondes. La première scène est, à cet égard, emblématique. Dans un décor noyé de couleurs nauséeuses et de fumigènes, un homme grotesquement déguisé en rongeur besogne une ménagère robotisée tandis qu’à l’arrière-plan, engoncés dans des chaises hautes trop étroites pour eux, des « nourrissons » agitent des fémurs en lieu et place de hochets. Crachés par des haut-parleurs invisibles ou simple bande originale extra-diégétique (ici, comme pour toute autre séquence à venir, chacun est libre de trancher à sa guise), les synthés s’emploient à brocarder le tableau du « bonheur domestique » en régurgitant caricatures de comptines et babil enfantin aussi peu distingué qu’un rot en plein visage. Peu après, un petit orphéon, aux mots scandés de « fruto prohibito », en rajoute une couche. En ce bas monde, le fruit défendu n’est pas que le plaisir physique, mais également le désir ancestral de fonder une famille auprès de l’être aimé.
Tout sentiment tendre s’est-il pour autant volatilisé de la surface de la terre ? Envers et contre tout, Nick, martyr stoïque, et Lana, interprétée par une Michelle Bauer débutante qui ne tarderait plus à mettre à l’épreuve ses aptitudes sonores de Scream Queen, ont choisi de s’aimer de la seule façon platonique qui ne leur soit pas interdite. Pour pâle substitut sexuel, ils n’ont que le Café Flesh et sa cohorte d’aberrations. Anonymes parmi tellement d’autres Négatifs aux yeux caves, ils regardent, certain soir deux secrétaires zélées en train de mitrailler leur machine à écrire et, au sens propre comme au figuré, de tailler leur crayon. Mitchell Froom, ses synthés dégainés, fonce à toute berzingue, emporté par les lourdes pulsations de la batterie de Denny Carmassi, qui constitue l’unique intrusion acoustique au sein d’un score à l’âcre goût de fer. Une autre nuit, des mains jaillissent du plancher, qui claquent rythmiquement des doigts. C’est le pouls rapide sur lequel le compositeur fonde un morceau entêtant et un brin rigolard, qui semble décider à lui seul du tempo mécanique des coups de reins. Lors d’une autre représentation blême, où les inévitables ébats saphiques se déroulent entre les barbelés d’un camp de concentration tout en carton-pâte, Froom, une fois n’est pas coutume, se tient coi. En remplacement de ses tours de passe-passe électroniques, éclate avec fracas une bande-son gorgée de tirs de mitrailleuses, du martèlement de pieds bottés, de sirènes d’alarme hululant… et des sinistres éclats de rire de Max Melodramatic, chantre du chaos qui n’aime rien tant qu’agonir de quolibets sa clientèle en général, et l’infortuné Nick en particulier.
L’inimitié entre ces deux-là ne sera jamais explicitée. On ne la sait que venimeuse et sans remède. Elle franchit un palier supplémentaire lorsque Max découvre que Lana appartient en réalité au minuscule cercle des Positifs. Un plan fixe voit la jeune femme disparaître peu à peu du cadre, alors que l’éclair subit de l’extase, qu’elle avait cru pouvoir cacher à son compagnon autant qu’à elle-même, l’envoie glisser mollement au sol. Mais loin de se sentir fleur bleue tout à coup, Mitchell Froom raille ce bouleversant onanisme au lieu d’en célébrer la beauté, et l’ensevelit sous d’épais borborygmes qui sont comme un prélude aux numéros obscènes attendant Lana, inéluctablement, sur la scène du Café Flesh. Son initiateur sera le super-étalon Johnny Rico (à l’évidence, Paul Verhoeven n’est pas le seul cinéaste à avoir lu Robert Heinlein), bellâtre éternellement caché derrière ses lunettes noires que les Négatifs, tous avides de contempler ses exploits, ont élevé au rang de mythe vivant. Grossière vanité ! Dès sa première apparition, le score le déboulonne de son piédestal à large renfort de percussions et de glissandi évoquant une maladroite reptation. Le piano, ou plutôt l’ersatz synthétique auquel il est ici réduit, fait même s’élever de fugitives bouffées jazzy au léger parfum de film noir, comme si Froom s’amusait à battre le rappel des détectives hard-boiled pour mieux tourner en ridicule la cool attitude faisandée de Rico.
Et pourtant, c’est lui qui embrase les sens de Lana, laquelle se dirige comme hypnotisée vers l’arène, lors d’une séquence fulgurante où de multiples paires d’yeux exorbités et des sourires cruels l’accompagnent en une terrible procession. Son sort est scellé. Toute velléité pseudo-mélodique, de celles qu’il nous avait paru entrapercevoir en certains coins obscurs, est alors jetée aux orties par Froom. Poussant à fond les manettes de ses instruments, tel un Stockhausen joyeusement pompette, il en arrache d’ombrageuses sonorités que phagocyte le cousin bâtard de la guitare électrique. Une imitation rudimentaire du thérémine se glisse même dans les replis de cet allègre capharnaüm, et une nappe ténébreuse vient darder aux quatre vents ses échos inhumains. A la fin, c’est l’amour, la petite chose fragile à laquelle nos deux héros tentaient de se raccrocher avec l’énergie du désespoir, qui rend son dernier soupir, percé de mille coups de couteau musicaux. Pareil jusqu’au-boutisme mortifère n’est évidemment pas pour rien dans l’échec commercial sans appel de Café Flesh. Mais plus que tout, le misérable public du futur, qui courbe l’échine sous les invectives de Max Melodramatic et bée de stupeur face aux contorsions des gymnastes du sexe, a eu sur les spectateurs des salles de quartier les mêmes effets qu’un répulsif violent. La mise en abyme était trop peu allusive, le reflet renvoyé par le miroir déformant trop cafardeux pour que les (a)mateurs de chair fraiche encaissent sans broncher leur virulence. La carrière de Francis Delia, déjà auteur en 1981 d’un Night Dreams presque aussi ambitieux et pas beaucoup plus lucratif, ne devait pas s’en relever. Celle de Froom s’en tira sans éraflure, même si l’expérience l’enjoignit à bannir la lettre X de son répertoire. Quel dommage ! On eût aimé voir ses synthés inventifs fricoter avec l’incendiaire Traci Lords dans le délicieusement eighties New Wave Hookers, ou plonger en compagnie de Zara Whites dans l’ailleurs cathodique de Rêves de Cuir…