Star Trek: The Motion Picture (Jerry Goldsmith)

La splendeur de l'inouï

Disques • Publié le 10/02/2014 par

Star Trek: The Motion PictureSTAR TREK: THE MOTION PICTURE (1979)
STAR TREK : LE FILM
Compositeur :
Jerry Goldsmith
Durée : 221:13 | 65 pistes
Éditeur : La-La Land Records

 

5 out of 5 stars

Star Trek: The Motion Picture a longtemps traîné une réputation de film bavard et assez raté. Avec le recul, et après tant de métrages hollywoodiens décérébrés et puérils, il apparait au contraire comme une belle réussite, un film osant aller jusqu’au bout de son propos. Contemplatif et spéculatif, métaphysique même, bâti sur une idée forte et originale, celle de la machine devenue pensante. Bref, un vrai film de science-fiction, dans la lignée de 2001: A Space Odyssey (2001 : l’Odyssée de l’Espace), et non un film d’aventure dans l’espace à la manière de Star Wars. Sa musique reflète clairement cette distinction.

 

Robert Wise avait déjà à plusieurs reprises permis la création de partitions marquantes dans le domaine de la science-fiction, celles de Bernard Herrmann en 1951 pour The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la Terre s’arrêta) et de Gil Melle pour The Andromeda Strain (Le Mystère Andromède) en 1971, qui se signalent chacune à sa manière par une recherche acoustique poussée, et même radicale pour la seconde. Après le triomphe de John Williams dans le premier volet de la saga de Georges Lucas, Jerry Goldsmith allait assumer l’héritage musical romantique désormais associé au space opera tout en imposant des références musicales plus contemporaines.

 

Considérée depuis toujours comme un de ses chefs-d’œuvre, si ce n’est son chef-d’œuvre, la partition de Goldsmith pour ce premier Star Trek sur grand écran est paradoxalement peu typique de son auteur. Elle porte moins que d’autres la marque du Goldsmith du tournant des années 70/80, pour beaucoup le Goldsmith « classique » : celui, acéré, nerveux, explosif de Caboblanco, Capricorn One ou First Blood. A l’exception notable de Klingon Battle, on ne retrouve guère ici cette excitation fiévreuse si fréquente chez lui. En raison du caractère du film, avec ses longues séquences sans dialogues ni action, son caractère de spectacle presque abstrait, le compositeur semble avoir été poussé dans une autre direction. Les amateurs savent que Goldsmith a parfois besoin d’être confronté à un ton, un sujet différents, pour défricher de nouveaux territoires musicaux. Conduit à repenser son approche qui, même à cette époque, était parfois un peu mécanique, il aboutissait dans le meilleur des cas à une création marquante, un chef-d’œuvre singulier se détachant de sa production courante. Star Trek est de cette veine comme le sera quelques années plus tard et dans un tout autre style Under Fire. Composée juste après celle d’Alien, la musique de Goldsmith forme avec cette dernière une sorte de grand diptyque de l’espace aux deux volets dissemblables ayant en commun une certaine dimension expérimentale. Ce faisant, le musicien renoue avec l’esprit ambitieux de certains des compositeurs de la série initiale, comme l’excellent Fred Steiner.

 

Kirk, Spock & McCoy

 

On sait Goldsmith assez peu porté sur le leitmotiv et souvent adepte du mono-thématisme, construisant l’essentiel d’une partition autour d’un seul thème, voire d’une phrase (The Sand Pebbles [La Canonnière du Yang-Tsé], First Blood [Rambo]…). Son travail pour le film de Wise se distingue pourtant par sa construction musico-dramatique complexe. Le musicien a créé cinq ou six idées thématiques, produisant une musique plus scénarisée et narrative qu’à l’accoutumée. Ces différentes idées entrent en jeu dans une construction très imbriquée qui ne se saisit pleinement qu’en référence avec le film, et notamment son dénouement.

 

Associé à l’Enterprise, le thème principal du film est étonnement allègre, un rien pompier et surprend même, dans son orchestration très cuivrée, par un côté presque western où il n’est pas interdit de voir une sorte de clin d’œil, la conquête spatiale prolongeant celle de l’ouest. Après tout, c’est aussi une « new frontier »… Le compositeur a sans doute également senti qu’il fallait contrebalancer les sections plus modernes, un peu abstraites si l’on veut, par des thèmes qui sonnent au contraire d’une façon très familière pour les séquences liées aux protagonistes humains (ou humanoïdes) du film. L’autre thème central, celui d’Ilia, est de la même conception, rattachant ainsi la partition, en dépit d’un propos futuriste, aux codes de la musique de film hollywoodienne traditionnelle, essentiellement romantique. Gene Roddenberry, créateur de la série, avait d’ailleurs demandé à ses premiers musiciens « Donnez-moi Captain Blood (d’Erich Wolfgang Korngold, soit la quintessence du post-romantisme) et pas des bip bip ». Sur cette voie, on peut néanmoins remarquer que Jerry Goldsmith a souhaité conserver dans sa musique certaines conventions de la musique de science-fiction des années 50/60, notamment celle d’une instrumentation insolite utilisée dans une forme d’approche descriptive, rappelant que Star Trek est au départ une série télévisée très populaire.

 

Goldsmith développe son thème avec une grande liberté dans la longue séquence muette de The Enterprise, une des pièces de résistance de la partition, de celle que l’on n’hésitera pas à appeler « de concert », tant il est clair qu’elle a été conçue comme un mouvement symphonique autonome. La pièce est d’ailleurs régulièrement jouée en concert, le compositeur lui-même en ayant fait un de ses chevaux de bataille. Il s’agit, comme souvent chez Goldsmith, d’un lent crescendo à la courbe parfaite qui allie lyrisme et majesté. A la fois pastorale et marine, dénuée de tension, c’est une musique pleine de chaleur et de lumière qui se termine sur une jubilante coda (qui est reprise à l’identique à la fin de A Good Start). Avec un grand sens de la construction, le compositeur emploie aussi dans cette pièce, en contrepoint à son thème principal, un motif secondaire plus « vertical », une sorte d’ostinato rythmique aux cordes graves, lié lui aussi dans le film à l’Enterprise et à son équipage.

 

The Enterprise

 

Complément idéal à cette pièce, Leaving Drydock est une suite de variations brillantes et enlevées sur le même thème, entrecoupées de reprises du motif rythmique. C’est un compendium de certaines figures favorites du compositeur, typiquement goldsmithien dans sa souplesse rythmique et son jeu de tension-relâchement, jusqu’à sa phrase conclusive très elliptique aux cordes graves.

 

Le thème très stylisé d’Ilia, personnage féminin central du film, est une jolie berceuse des étoiles dont les contours sont peut-être un rien trop prévisibles, avec son cor lointain et ses enroulades de cordes. Sa beauté limpide, sereine, son expressivité un peu distante sont néanmoins très typiques des love themes du compositeur. On notera également le procédé, propre à Jerry Goldsmith, d’exposer la deuxième partie du thème à la trompette solo, choix peu fréquent chez d’autres musiciens pour un thème de ce type. Il est intéressant de noter que dans des pièces d’écriture plus modernes comme Hidden Information et Inner Workings, des réminiscences du thème d’Ilia, comme des nappes lyriques, viennent de temps à autre annoncer l’issue du film.

 

Sans avoir de thème à proprement parler, le personnage de Spock fait néanmoins l’objet d’un traitement musical spécifique. Total Logic est un tableau morne et dépouillé d’une fascinante étrangeté, faisant écho au paysage désertique et aride où se déroule la cérémonie d’initiation avortée de l’officier vulcain. L’harmonie très sèche (les cordes exposent une phrase à l’unisson) correspond ici à la maîtrise émotionnelle recherchée par Spock. Tout différent est le motif des klingons, barbares de l’espace harnachés comme des guérilleros, qui apparaissaient dans plusieurs épisodes de la série. Leur motif, aussi fruste qu’eux-mêmes, se réduit à un intervalle archaïque de quinte juste, répété trois fois à l’identique.

 

Le dernier groupe thématique important est celui associé à V’ger. Il comprend tout d’abord une sorte de sombre rumination qui évoque parfois un choral, confié au grave de l’orchestre et accompagné par le blaster beam, l’orgue ou le piano. Fait extrêmement rare chez Goldsmith, un second motif exposé notamment dans The Cloud contient une touche de minimalisme, avec sa petite phrase hypnotique ascendante et descendante répétée inlassablement par différents instruments. Cette pièce un peu planante évoque superbement le mystère et le lointain, dans un climat quasi-religieux. Une écoute attentive montre aussi que le thème choral de V’ger et celui d’Ilia présentent une forte similitude, masquée pendant la majeure partie du film par l’orchestration et la différence de leurs tonalités respectives, mais qui se révèle dans Inner Workings.

 

V'Ger Flyover

 

On retrouve dans V’ger Flyover et The Force Field ce mouvement immobile, thème sans thème, motif fermé repris en boucle, évoquant peut-être la recherche inlassable et stérile de l’étrange entité vers son créateur. Il faut d’ailleurs remarquer que dès le départ, Goldsmith révèle en quelque sorte le caractère non belliqueux de l’entité mystérieuse et laisse ainsi présager de l’issue métaphysique de l’aventure en conférant à V’ger une musique noble, pleine d’aspiration sacrée et d’une coloration mystique. On pourrait même opposer ces différentes pièces très caractérisées, tempo lents et valeurs longues, à celles des autres séquences du film en termes de temps lisse et temps strié, selon la terminologie chère à Boulez.

 

Ce sentiment trouve son aboutissement dans The Meld, qui marque le point culminant du film, avec la fusion amoureuse de l’homme et de machine. C’est donc une grande musique lyrique, parfois presque extatique, alliant des climax passionnés de conception très romantique à l’univers sonore étrange des séquences précédentes. Le début de la pièce rappelle, de façon inattendue, certains passages de The Final Conflict (La Malédiction Finale) et leur atmosphère de mystère religieux. Mais Star Trek se distingue surtout par une orchestration exceptionnellement riche et inventive. En dehors des deux génériques et des séquences liées à l’Enterprise, écrites pour une formation standard, Jerry Goldsmith fait appel à un de ces instrumentariums hétéroclites et baroques qui ont fait sa réputation et donnent à sa musique un grain unique.

 

A un orchestre symphonique bien fourni (bois et cuivres par quatre, voire six), il ajoute à peu près tous les claviers possibles, y compris un orgue, une impressionnante collection de percussions ethniques, des cloches tubulaires (un de ses instruments fétiches), un éoliphone (la machine à vent du Daphnis et Chloé de Ravel) et quelques synthétiseurs. Sans oublier ces bizarreries instrumentales qu’il affectionnait : waterphone, rub rods, angklungs et le fameux blaster beam. Cet énorme métallophone créé dans les années 70 tient ici le rôle qu’avait le serpent (instrument à vent dont la forme évoque celle d’un reptile) dans Alien, celui de l’entité mystérieuse. Combiné au waterphone et aux effets d’echoplex habituels chez Goldsmith, il apporte une puissante signature sonore aux images de V’ger, un halo d’étrangeté menaçante (voir par exemple le terrifiant solo qui ouvre The Force Field).

 

Avec une palette aussi riche et un sens aigu de la couleur, le musicien cisèle à l’extrême son orchestre et nous immerge pendant une grande partie du film dans un univers sonore différent, traduisant le sentiment de mystère cosmique qui est au cœur du film. Total Logic, The Force Field, Spock Walk ou Hidden Information ne ressemblent pas à grand-chose d’autre, en musique de film comme en dehors. Le sorcier Goldsmith y déploie toute ses sortilèges sonores. Le travail de recherche auquel il se livre ici sur les timbres et les alliages de texture n’est guère différent, au fond, de celui de certains compositeurs contemporains, et nous emporte même bien plus loin que les platitudes d’un John Adams.

 

Klingon Battle

 

Klingon Battle est un de ces coups de génie de Goldsmith où la musique, par une alchimie difficilement analysable, est à la fois inattendue et parfaitement appropriée aux images : on n’oublie pas les premiers plans du film où un vaisseau klingon approche du mystérieux nuage cosmique, au son d’un appel étrange d’instruments mal identifiables. C’est le prélude à une sorte de danse barbare et archaïque, toute en cliquetis et en entrechocs, qui crée pour la durée d’une seule pièce une sorte de folklore imaginaire. Plus encore que d’ordinaire, le compositeur a trituré amoureusement sa pâte sonore pour en extraire des combinaisons proprement inouïes. Pizzicato, angklungs, log drums, beam, feuille à tonnerre, piano préparé, flûtes en echoplex, orchestre foisonnant et éparpillé se bousculent dans une orgiaque bataille sonore. Il y a quelque chose de la notion de « concerto pour orchestre » dans cette pièce où de multiples timbres soli se détachent d’une masse sans cesse en mouvement.

 

Goldsmith joue avec un brio magnifique des contrastes entre les volumes sonores et les registres orchestraux, dans une véritable explosion de couleurs, une sorte de fauvisme sonore. Les superpositions de timbres, les combinaisons sont si particulières qu’une recréation de cette pièce en concert serait une gageure ! Et on ne peut s’empêcher de constater ici encore que le musicien, au-delà des images, compose pour lui-même, ou pour un auditoire virtuel, tant il est évident que la finesse de son travail d’orchestration ne peut être perçue qu’en écoute isolée. Et s’inscrire en faux contre l’idée que la musique de film ne peut être appréciée que sur le film. La réussite de Jerry Goldsmith est encore soulignée par l’essai de James Horner pour Star Trek II : The Wrath Of Khan (Star Trek II : la Colère de Khan) dans un Surprise Attack manifestement inspiré de sa composition. Horner y reprend les sonorités cliquetantes, l’allure martiale et l’agitation rythmique de son modèle mais sa pièce n’en possède ni le brillant ni l’impact.

 

Cette pièce d’anthologie est intéressante, enfin, en ce qu’elle met en lumière une des qualités propres à la musique de Goldsmith, qu’on appellera au risque d’être pédant sa dimension « acousmatique », qui consiste à mêler, intriquer, déformer les sons musicaux (par l’électronique, par des modes de jeu inhabituels, par l’adjonction d’instruments inconnus des nomenclatures orchestrales…) en une nouvelle matière sonore, sans que l’oreille puisse en distinguer l’origine. Tous les admirateurs du musicien connaissent ces sons non-identifiés qui tiennent une place de choix dans ses musiques pour le cinéma fantastique et de science-fiction.

 

Fait rare chez Goldsmith, la partition ne comporte quasiment pas d’autres pièces rapides à l’exception de Spock Walk, qui est une sorte de scherzo tout en arêtes, à l’orchestration très éclatée, morcelée, qui traduit, de manière presque graphique, l’idée d’une chute ou d’une perte d’équilibre. Si on le compare au travail contemporain de John Williams pour les premiers Star Wars, l’apport de Goldsmith consiste en une émancipation du timbre pour lui-même, timbre rare, souvent percussif ou soliste, par opposition à l’approche plus massive et plus « ronde » de Williams.

 

V'Ger Speaks

 

On mentionnera encore les belles couleurs élégiaques de Malfunction et ses effets de miroitement, le début très rozsacien de Spock’s Arrival et sa sombre phrase de violoncelles, ou la très jolie reprise du thème principal dans A Good Start, où celui-ci dévoile une chaleur et même une tendresse inattendue, sans oublier les citations du thème original d’Alexander Courage pour la série télé originale et leurs brillantes envolées. Dans la traditionnelle reprise de ses thèmes principaux sur le générique de fin, Goldsmith s’amuse aussi à les pimenter de légères variantes d’orchestration, nouveau contrechant de violoncelles pour celui d’Ilia, petits traits de piccolo pour la marche du thème principal, comme pour souligner le côté finalement ludique de l’entreprise (sans jeu de mots).

 

L’ensemble de la partition, ainsi exposé pour la première fois dans son intégralité (près de 85 minutes), possède certes moins d’élan et de mouvement dramatique que d’autres œuvres majeures de Goldsmith, et demande par moment une attention soutenue, en raison des similitudes que présentent de nombreuses pièces. Star Trek est néanmoins dans le corpus goldsmithien une réussite totale au même titre que Papillon, Planet Of The Apes (La Planète des Singes) ou The Wind And The Lion (Le Lion et le Vent), où l’oreille découvre de nouveaux détails à chaque écoute. Une œuvre à la fois dionysiaque et apollinienne – mais plus apollinienne que dionysiaque – qui comprend des épisodes de pur divertissement, dans le sens du divertimento classique, mais aussi des pages d’une réelle exigence musicale, et dont le rôle n’est pas négligeable dans la sensibilisation d’un large public à la musique contemporaine. Avec cette différence qu’au contraire de certains musiciens, qui aiment à développer autour de leur travail un discours très intellectuel, Goldsmith « prouve le mouvement en marchant » et, comme dans certaines de ses grandes partitions des années 70, fait de la musique contemporaine comme en passant.

 

Le deuxième disque comprend essentiellement les premières versions de Jerry Goldsmith pour le film, écartées par le réalisateur. Il donne un éclairage intéressant sur la genèse de la partition et la manière de travailler du compositeur. Il comprend également l’album original de 1979 (une quarantaine de minutes), dont l’intérêt est toutefois limité puisqu’à quelques infimes variantes près, on en a entendu le contenu sur le premier disque. Il rappelle toutefois, de par sa conception, que Goldsmith cherchait à reconstruire pour ses albums une suite symphonique cohérente, en choisissant des pièces pour leur pur contenu musical et sans considération pour leur rôle et leur emplacement chronologique dans le film.

 

Le troisième disque est quant à lui un document d’archives qui s’adresse surtout aux passionnés, car il présente des versions inabouties (on entend même quelques bribes de dialogue entre Goldsmith et les techniciens du studio) ou diverses variantes des principaux thèmes. Comme souvent, l’intérêt de cette édition est essentiellement dans le premier disque, mais il est majeur. Le livret est, comme il se doit, très complet et bien illustré. Sur le plan technique, les différentes remasterisations n’ont pas modifié fondamentalement une prise de son détaillée mais un peu compacte.

 

A Good Start

Stephane Abdallah
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