The Intruder (Herman Stein)

Les raisins (noirs) de la colère

Disques • Publié le 07/01/2013 par

The IntruderTHE INTRUDER (1962)
THE INTRUDER
Compositeur :
Herman Stein
Durée : 52:16 | 45 pistes
Éditeur : Monstrous Movie Music

 

3.5 out of 5 stars

Le jour où Herman Stein a rendu son dernier souffle, à l’âge plus que vénérable de 91 ans, il y a gros à parier qu’il s’en est allé avec des sentiments contradictoires. La satisfaction paisible du devoir accompli, difficilement contestable au vu des 200 partitions garnissant son CV, et derrière elle, comme une ombre épaisse, le goût amer de n’avoir jamais bénéficié de la pleine reconnaissance qu’auraient dû lui valoir ses nombreux talents. Ce n’est pas faute d’avoir multiplié, durant les florissantes années 50, des choix de carrière grâce auxquels il put s’acoquiner avec quelques pointures du western (Budd Boetticher, John Sturges ou Raoul Walsh, excusez du peu) et instaurer des relations privilégiées avec des artistes de la trempe de Douglas Sirk et surtout du « Mister Fantastic » de la Universal, Jack Arnold. Là, justement, réside peut-être le fin mot de l’histoire. En prenant part au succès de The Incredible Shrinking Man (L’Homme Qui Rétrécit) et de l’impérissable Creature From The Black Lagoon (L’Etrange Créature du Lac Noir), Stein a été victime de la malédiction ayant accablé Les Baxter, son homonyme Ronald Stein et d’autres confrères bourrés de talent de l’époque. Une fois qu’un imprudent a glissé son doigt dans l’engrenage de l’horreur et de la science-fiction B (quand elles ne sont pas carrément Z), les persifleurs, pour qui le cinéma est avant tout affaire d’étiquettes, se hâtent de l’enferrer dans les culs-de-basse-fosse les moins enviables de l’industrie. Stein a très vite été catégorisé spécialiste du fantastique, synonyme on ne peut plus commode de faiseur au petit pied, le condamnant du même coup à rester captif de ce cercle prétendument infamant.

 

William Shatner

 

A ce petit jeu-là, il était écrit que son chemin croiserait tôt ou tard celui de Roger Corman. Reconnu aujourd’hui comme une figure essentielle d’Hollywood et un dénicheur de talents à nul autre pareil, l’indestructible producteur-réalisateur n’était jadis, aux yeux de tous, qu’un tâcheron bouffi d’opportunisme. Mais soyons honnête, une bonne part des maux dont on l’affublait, au premier chef desquels une avarice à faire blêmir Harpagon lui-même, n’avait rien d’apocryphe. A l’orée des sixties, c’était l’enfance de l’art d’imaginer que Corman se ferait une joie d’entraîner Stein dans une de ces péloches de bric et de broc, hantées par des bestioles ringardes, qu’il confectionnait à un train d’enfer. Ô surprise, les deux hommes collaborèrent à un projet remarquable d’audace, dont même la firme AIP, pourtant l’antre de Corman, se refusa à promouvoir le vitriol contestataire. Car si monstre il y a dans The Intruder, il se cache derrière le sourire séducteur d’un William Shatner écoeurant d’ignominie, que le générique voit fondre tel un rapace sur une petite ville ordinaire du sud des Etats-Unis. Au vérisme de la mise en scène, qui ne donne rien d’autre à voir, après tout, qu’un type en complet blanc assis dans un bus, les cordes stridentes du Main Title, lestées de cuivres à l’agressivité grandissante, apportent un contrepoint instantanément évocateur. La populace vaque à son petit quotidien et les rues somnolentes sont bercées par les moelleuses rengaines que la radio diffuse à satiété (ces morceaux de source music sont l’occasion pour Stein de rappeler qu’avant de se lancer corps et âme dans le cinéma, il fut un arrangeur chevronné de jazz), mais la haine raciale que le prédicateur Adam Cramer apporte dans ses bagages va embraser les esprits.

 

Au début, il n’y a peut-être pas encore de quoi soupçonner l’odeur du soufre. Cinéaste et compositeur, main dans la main, ménagent leurs effets avec toute la patience requise, négligeant les traditionnels ressorts mélodramatiques pour la sourde menace d’un rictus méprisant, ponctuée de bois ironiques, ou les soudaines vociférations autour de la table familiale que sanctionne aussitôt un éclat de cordes. A première vue anodines de par leur extrême brièveté, ces micro-pistes agissent en réalité comme les jets de vapeur d’une cocotte sous pression. A mesure que les citoyens s’enhardissent, elles gagnent en véhémence et en densité, fonçant droit vers l’irréparable. Les trompettes funestes d’Inciter, qui présagent de bien sombres lendemains au terme des diatribes rageuses d’Adam Cramer, gonflent alors subitement pour figurer dans Klan la plus inquiétante procession martiale qui se puisse imaginer. Celle des poings brandis, des visages encapuchonnés de blanc et d’une croix qui, lors d’un Burning Cross aux inflexions glaçantes, prend violemment feu.

 

KKK

 

Impliqué comme il ne le sera jamais plus derrière la caméra, Roger Corman confronte à ce sinistre défilé une marche d’une nature bien différente. Toutes proportions gardées, Guts, par sa touchante solennité, est à deux doigts de nous ramener aux temps glorieux de Miklos Rozsa, ce qui stupéfie d’autant plus que Stein, à la tête d’une modeste formation de 20 musiciens, ne pouvait guère s’enorgueillir du luxe de moyens dont a souvent joui le maître hongrois. A l’écran, néanmoins, cette ligne de cordes merveilleusement claire n’accompagne nul gladiateur saluant la foule massée dans l’arène, n’illustre aucune parade militaire à l’intérieur de quelque fortification romaine. Il n’y a qu’une poignée de jeunes étudiants noirs, bravant l’hostilité muette que leur voue la ville entière avec un courage et une dignité dont l’écriture subtile du compositeur se fait le plus bel écho. Cramer et d’autres Blancs parmi les plus vindicatifs auront beau redoubler de fourberie (le motif du Klan se profile sous l’aspect d’une flûte sournoise dans Framed, seule véritable incursion dans le suspense de The Intruder), rien ne pourra abattre cette formidable détermination. Tant et si bien que l’abject prédicateur finira rejeté par ses propres ouailles dans un End Title au goût de cendre. Plutôt que de célébrer en grandes pompes la défaite des armées ségrégationnistes, les ultimes mesures de la partition préfèrent témoigner un peu de compassion à cette silhouette prostrée, incarnation de l’échec dans ce qu’il a de plus douloureux.

 

Par la faute de cet écheveau de noirceur, les oreilles non averties risquent d’être déconcertées face aux compléments de programme concoctés par Monstrous Movie Music. The Intruder à peine arrivé à son bout, voilà que s’élèvent les accents espiègles de Career For Two, un court métrage vantant en 1951 la belle solidité des banques américaines avec ce qui doit être une complaisance niaise, si l’on en juge par l’inclination assumée de Stein au mickey-mousing. Sympathique mais sans relief particulier, le résultat est cependant à marquer d’une pierre blanche dans l’œuvre de l’artiste, puisqu’il lui a ouvert peu de temps après les portes d’Hollywood. Le reste des extras se partage entre la minimaliste Suite For Mario, entièrement écrite pour piano à la fin des années 40, et quelques musiques orphelines où l’on repèrera avec intérêt Unused Underscore. La violence latente et les sous-entendus dramatiques de son pupitre de cordes sont en effet le meilleur rappel de la sombre beauté de The Intruder, l’œuvre d’un Herman Stein aussi bien capable de s’amuser avec de grotesques agrégats de latex que de débusquer l’horreur à visage humain, infiniment plus pernicieuse.


The Intruder

Benjamin Josse
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