ATSUHIME (2008)
ATSUHIME
Compositeur : Ryô Yoshimata
Durée : 129:11 | 53 pistes
Éditeur : Pony Canyon




Peu de gens en France, sans doute, le savent (ou même, s’en soucient), mais au Japon, chaque année en janvier, la NHK débute en grandes pompes la diffusion de son traditionnel «drama-fleuve» historique. Celle-ci durera toute l’année au rythme d’un épisode par semaine, soit en tout entre 48 et 50 émissions de 45 minutes – si l’on excepte le pilote dont la durée est, parfois, supérieure. Le terme «fleuve» peut sembler usurpé si l’on compare cette longévité à celle des séries américaines, lesquelles s’étalent sur de nombreuses années et donnent lieu à d’innombrables épisodes, voire à des spin off en tout genre. Toutefois, il est important de savoir qu’au Japon, au contraire, la majeure partie des séries télévisées (ou renzoku dorama) ne dure que le temps d’une saison, soit entre 8 et 12 épisodes, lesquels bien souvent ne sont de surcroît jamais rediffusés. Seul un petit nombre d’entre elles bénéficie d’une seconde saison, et dans la plupart des cas il s’agit de séries adaptées d’un manga très célèbre et populaire et qui n’ont pas eu le temps de voir leur histoire s’achever en si peu d’épisodes et ont été plébiscitées par les téléspectateurs. Il en est ainsi allé, pour ce qui est de manga connus sous nos latitudes, de Dr Kôto, de Hana Yori Dango ou, plus récemment, de Jin, dont la seconde saison débutera ce printemps. Ainsi, tous les ans, un compositeur renommé est recruté par la chaîne nationale pour illustrer musicalement cette fresque exubérante, tournée le plus souvent avec une débauche de moyens, qu’est le Taiga dorama de l’année, et l’on a pu voir apparaître au générique de ces œuvres particulièrement appréciées des téléspectateurs nippons de grands noms de la musique tels que Tarô Iwashiro, Michiru Ôshima ou même, fait exceptionnel, le grand Ennio Morricone pour Musashi en 2003 (tiré du roman d’Eiji Yoshikawa La Pierre et le Sabre).
En 2008, pour le 47ème NHK Taiga dorama, c’est à Ryô Yoshimata qu’échoît la lourde tâche d’écrire la partition des 49 épisodes de Atsuhime. Cette série haute en couleurs qui a obtenu une popularité record en termes d’audience retrace la vie de la princesse O-Katsu à Satsuma (ancien nom de la préfecture de Kagoshima, au sud de l’archipel), à l’époque où les navires américains conduits par le capitaine Perry sonnent le glas de l’isolement du Japon, puis à la cour d’Edo où elle devient épouse du shogun Iesada Tokugawa. Yoshimata, quoique totalement inconnu sous nos latitudes, est tout sauf un novice en la matière. Né en 1959 – et, du reste, à Kagoshima – il écrit depuis de nombreuses années pour la télévision et s’est fait particulièrement remarquer pour ses partitions des 3 saisons de la série Dr Kôto (adaptée d’un manga actuellement en cours de publication en France). Ses autres œuvres majeures incluent les scores des séries Long Love Letter, Pride, du drama coréen Iljimae ou encore du long métrage Tenshi. Toutefois, c’est avec Atsuhime que toute son inspiration et son talent vont se révéler, ainsi qu’il est donné à entendre au mélomane tout au long des deux disques consacrés à la série, auxquels vient s’ajouter un «Best soundtrack» où figurent quelques inédits du score de cette série. Sortis à un an d’intervalle, ces deux CDs de 65 minutes chacun présentent la quasi-intégralité de la musique entendue dans la série et les «travelogues» qui lui sont associés (courts documentaires « touristiques » qui suivent chaque épisode et où sont montrés, en prises de vues actuelles, les divers lieux mentionnés dans celui-ci).
Ce qui frappe d’emblée, à l’écoute de cette musique, c’est non seulement la puissance de son souffle romanesque mais, surtout, sa richesse thématique. Là où un compositeur hollywoodien, même majeur, aurait écrit une ou deux mélodies fédératrices, Yoshimata, comme du reste nombre de ses compatriotes musiciens pour la télévision, en compose une cinquantaine, toutes différentes quoique toutes issues de la même source d’inspiration, formant ainsi un tissu musical parfaitement homogène sans, pour ainsi dire, la moindre répétition. Ainsi, le majestueux et tonitruant générique d’ouverture, Atsuhime (Main Theme), qui inaugure le premier CD et est, pour la peine, interprété par le NHK Symphony Orchestra (le reste du score étant, lui, joué par des musiciens de studio), déploie un thème ample et généreux qui ne sera repris qu’une seule fois en tout et pour tout. Annoncé à grands fracas de cuivres, ce thème magnifique de près de trois minutes est énoncé d’abord calmement par les cordes, lesquelles prennent aussitôt à la gorge car, claires en surface, elles n’en sont pas moins sombres et menaçantes dans les graves, telle l’annonce d’une catastrophe imminente. Puis suit une réexposition plus intense qui conduit à un climax de cuivres et de timbales particulièrement puissant, pour retomber aussitôt, telle une tempête apaisée.
Tous les autres thèmes (si tant est que ce terme s’applique, puisque la dimension leitmotiv en est justement absente) sont quant à eux des météores qui passent une fois pour disparaître à jamais, sauf dans le cœur de qui les écoute attentivement. De façon générale, l’orchestration de cette partition fait la part belle aux cordes, qui sont utilisées principalement pour leur expressivité émotionnelle, ainsi qu’au piano, instrument de prédilection du compositeur qui, du reste, interprète lui-même les mélodies qu’il compose. Ainsi, Kissou (Bon Présage), Toku to (Précautionneusement) et Tsutsugure No Toki présentent des thèmes nostalgiques où les violons dominent généreusement. Honoho (Départ de Flamme) apporte pour la première fois une touche de violence, voire de drame. La rythmique y est assurée par une batterie qui, bien qu’anachronique, se trouve convenir parfaitement à l’esprit de ce thème enlevé où les cordes grondent de colère. Signalons au passage que l’un des traits remarquables de cette partition est la quasi-absence d’instruments typés tels que le shakuhachi, l’erhu et autres koto. Seules quelques percussions et sonorités japonaises se font entendre dans Kumo No Michi (La Route des Nuages), morceau d’une grande subtilité dont le titre, évocateur à souhait, rend parfaitement tout le mystère et la beauté.
Le thème le plus mélancolique de l’album est, quant à lui, sans conteste celui de Sode No Shigure (Larmes en Pluie qui Tombent sur la Manche), introduit au violon et à la guitare avant d’être repris de façon plus appuyée par les cordes et le piano. Ce n’est qu’avec Soyogu Hana (Fleurs Bruissantes) que l’on quitte la mélancolie pour une mélodie un soupçon plus mouvementée, rythmée par des percussions synthétiques qui, jointes aux cordes glissantes, symbolisent la marche inexorable de l’histoire. Suivent deux thèmes d’une allégresse et d’une vivacité surprenantes : O-Katsu Emu (O-Katsu grandit) où pour la première fois transparaît le caractère primesautier de la jeune princesse et où réapparaît le thème principal, et Okyan (Garçon Manqué), mélodie très dansante où les pizzicati ponctuent une mélodie interprétée par les violons et les bois. La joie, hélas, est de courte durée car, après deux plages plutôt mélancoliques, l’intensité dramatique revient avec l’angoissante Shahei (Refuge), utilisée dans la série pour souligner les machinations du père du seigneur de Satsuma. A la suite, vient un thème très doux et très beau, Tamayura (Un Moment Ephémère) dont la toute dernière note, plus grave, illustre à merveille la fragilité du bonheur. Le thème suivant, Seikou (Dans le Mille), curieuse danse d’inspiration hispanique (cum castagnettes), fournit quant à lui, par son exubérance un peu exagérée, un contrepoint parfait au côté presque précautionneux de la mélodie qui le précède.
Zuiun (Nuages de Bon Augure) est sans discussion la plus «royale» de tout l’album et, avec ses cordes lentes et majestueuses, ne déparerait pas une cérémonie à Buckingham, tout comme, du reste, Hitaawo qui, elle, est une valse lente pouvant servir lors de la party qui s’ensuivrait. Ichiyô Chishuu, avec ses amples cordes qui rappellent furieusement l’Out Of Africa de John Barry, nous ramène à l’atmosphère romanesque qui caractérise cette partition. La comparaison avec Barry, incidemment, n’est pas accessoire ni vaine, comme on peut s’en rendre compte de façon flagrante dans la plage suivante, Mizu No Ha (La Feuille de l’Eau). Si l’on devait à toute force classer la musique de Yoshimata dans une niche hollywoodienne déjà existante, c’est assurément à des musiciens comme Barry ou Delerue, qu’il conviendrait de penser. A l’instar de ces deux grands de la musique de film, le compositeur semble en effet avoir décidé d’exprimer les sentiments le plus souvent au travers de grandes envolées de cordes ou de magnifiques et inoubliables mélodies au piano ou à la guitare. Guitare qu’on retrouve, justement, dans Sato No Wo. C’est avec Masshigura (A Toute Vitesse) que l’action reprend – brièvement – ses droits, dans une pièce forte et endiablée qui mérite parfaitement son titre, signe que Yoshimata sait tirer son épingle du jeu jusque dans les scènes plus mouvementées. L’album se conclut finalement avec une pièce à nouveau nostalgique, qui commence par une mélodie au piano très caractéristique de Yoshimata et que viennent épauler les cordes parmi lesquelles les violons donnent l’ambiance.
Contrairement à ce qui arrive trop souvent, le second disque n’est pas une simple compilation des morceaux mineurs laissés de côté dans le premier. Bien au contraire, l’éditeur nous livre un véritable volume 2 dont la qualité est tout à fait comparable à celle du précédent. L’album se compose de deux parties : la bande originale de la série (24 morceaux) et 3 thèmes bonus enregistrés lors d’une session particulière et qui sont utilisés dans les «travelogues» évoqués plus haut. La première plage a de quoi surprendre : Yoshimata livre avec Kumo-Nomi Yuku un morceau très rythmé – par le biais singulier d’une boîte à rythmes – que l’on entend pour la première fois dans les toutes dernières minutes de l’épisode 7 de la série, tandis que le palanquin de la Princesse disparaît à la vue de la famille qui l’a vue naître et qu’elle quitte pour toujours afin de devenir la fille adoptive de Nariakira puis, plus tard, l’épouse du shogun. D’abord tout de cordes sombres et menaçantes, ce morceau entonne, par le truchement des cuivres, une mélodie à la fois forte et nostalgique qui traduit à merveille la dualité de ce moment-clé de la série où, simultanément, l’héroïne voit le cours de sa vie changer de façon irréversible et où, dans le même temps, l’Histoire du Japon tout entier s’apprête à connaître un tournant radical avec l’arrivée des navires de Perry. Ce premier morceau, en un sens, présente d’emblée ce qui fait l’originalité de ce second album par rapport au précédent, à savoir la présence – sporadique – de morceaux résolument «actuels», voire anachroniques comme Susumu Hana, évoqué plus loin, ou Tsukiyo. Avec la seconde plage, Suya Suya (A Poings Fermés), on change toutefois radicalement de registre pour revenir à un style plus conventionnel. Yoshimata nous gratifie en effet d’un thème très lent, précautionneux, dans lequel l’ensemble de cordes énonce pour ainsi dire note à note la mélodie, avant d’être épaulé par la pureté cristalline du clavecin – association qui, dans une certaine mesure, n’est pas sans évoquer certaines partitions de Morricone ou encore Les Deux Anglaises et le Continent de Delerue. On retrouve cette parenté d’orchestration dans Kanashii (Tristesse), cette fois par le biais de pizzicatti synthétiques sur fond de cordes lancinantes et de piano romantique qui rappellent un peu Chi Mai.
Ce thème est immédiatement suivi par un autre, Itooshii (Un Esprit Plein de Douceur), lui aussi de toute beauté, dans lequel le piano, bientôt rejoint par les cordes, se trouve soudain remplacé par une voix soprano qui va, de façon sublime, exposer la mélodie avant d’être, à son tour, soutenue par l’orchestre. Dans le morceau suivant, Yasashisa (Gentillesse), très doux et mélancolique, on retrouve l’une des recettes que Yoshimata avait utilisée de façon récurrente la même année dans la musique écrite pour la série télévisée Bara No Nai Hanaya (Le Fleuriste qui ne vendait pas de Roses), à savoir un savant dialogue entre la guitare et la section de cordes. Toutefois, malgré cet aspect «auto-influence» qu’on distingue également dans le morceau qui suit, Uchisaiwai ainsi que, vers la fin de l’album, dans la plage Yuki Kuru Yuki Yuku (La Neige vient, la Neige s’en va), cette mélodie s’insère parfaitement dans la trame de cette partition.
Avec Kokorofuru (Le Coeur se rend), on quitte la simple nostalgie pour une pièce plus grave, sorte de valse triste où les cordes tournent et virevoltent, rythmées par d’insistants pincements de harpe, et où l’on s’achemine vers, dirait-on, l’inexorable accomplissement d’un destin amer. Toutefois, cette ambiance ne perdure pas puisqu’au morceau suivant, Susumu Hana (Une Fleur qui grandit), Yoshimata adopte un style résolument 80’s, avec batterie, boîte à rythmes et guitare électrique wah-wah, pour un résultat qui semble tout droit sorti de la partition de Rocky… si l’on fait abstraction de la flûte japonaise qui, fugitivement, y fait irruption! Puis, avec Sakurajima Warau (Le Mont Sakurajima sourit), nouveau changement de registre : cette fois, la modernité outrancière disparaît, laissant la place à un thème agréable à la Barry avec cordes sur rythmique de piano. Dans la partie centrale, le violon et le hautbois se répondent, énonçant chacun un joli motif très accrocheur. Cette pièce, qu’incidemment on entend très souvent dans la série, possède un souffle propre qui donne envie de le réécouter en boucle. Il en va de même, du reste, de Eruwonaii, Eruwai, court scherzo où le dialogue violons-bois accompagne les folies inoffensives de la toute jeune Princesse. A noter que cette pièce est l’une des rares qui «datent» l’époque où se passe l’histoire de la série.
Gikushaku s’inscrit dans la veine «angoissante» du Shahei du premier album. Ici, cordes et clochettes synthétiques construisent une atmosphère toute de menace et de tension que seuls les bois, vers la fin, parviennent à dissiper un peu tout en demeurant résolument mélancoliques. Dans Yume (Rêve – prénom féminin), c’est la filiation avec l’œuvre de John Barry qu’on retrouve cette fois, notamment dans la construction même du morceau, qui part du nostalgique pour s’achever sur du grandiose – construction chère à Yoshimata et qu’on peut par exemple trouver dans Ureshi-Namida (Pleurs de Joie). Toutefois Yoshimata sait parfaitement jongler avec les styles et les inspirations, comme le montre, s’il en est besoin, le thème de Taisetsu (Ce qui est Important), qu’un compositeur nourri de jazz tel que Hajime Mizoguchi ne renierait pas, d’autant qu’ici, c’est un violoncelle, instrument de prédilection de Mizoguchi, qui sert d’interlocuteur au piano. De même Ishikatanaku, au registre hispanique avec sa rythmique ternaire et sa guitare endiablée et où les cordes, qui exposent la mélodie, évoquent la fuite et la tristesse de l’exil. Mélodie qui, dans sa réexposition finale, s’accompagne de percussions du plus bel effet, lesquelles apportent de la puissance à un morceau déjà très haut en couleur.
Après un thème triste assez intimiste, Waku No Soto Ni Saku Hana (La Fleur qui Croît hors des Limites) , où piano «délayé» et cordes se répondent, vient une autre pièce magnifique, Shinjuku (du nom d’un quartier d’Edo, ancien nom de Tokyo). A la suite du long solo initial de harpe, les violons viennent apporter leur voix poignante et de plus en plus puissante pour, à la fin, demeurer seules en scène, juste avant que, pour quelques mesures, reparaisse le tintement cristallin de la harpe. Avec Katana Wa Chiri Hana Wa Chirazu (Le Sabre Disparaît, mais pas la Fleur), Yoshimata nous donne à écouter, une fois n’est pas coutume, une magnifique marche, triste et majestueuse, dans laquelle le piano, un temps, apporte une touche de douceur – celle d’Atsu, assurément – avant que ne reprenne, inexorable, la lente mélopée, telle une descente au tombeau. Et ce n’est pas la plage suivante, Sadame (Destinée), qui peut nous redonner espoir, avec son étonnante combinaison d’orgue d’église (interprété par Yoshimata lui-même) et de boîte à rythmes qui compose un thème tragiquement désuet. Suit un thème résolument régalien, Giwanuyama, à la fois digne et compassé.
La partie score de l’album se conclut par deux morceaux puissants, Ishikoro et Kaikaku. Le premier est une pièce à nouveau très rock, avec guitares – sèche et électrique – et boîte à rythmes, même si comme souvent ce sont les cordes qui interprètent véritablement la mélodie. Quant au second, où le wadaiko (percussions japonaises interprétées ici par un ensemble venu de Satsuma, province où se situe l’essentiel de l’action de la série) apporte une tonalité originale et intéressante, il commence certes doucement mais enfle progressivement jusqu’à un final intense et grandiose, où, sur un fond percussif plutôt jubilatoire, l’orchestre tout entier donne de la voix. A la suite de ces deux plages viennent trois morceaux de type musique de chambre, moins emballants, voire un peu cheap, ce qui gâche un tantinet la fin de l’écoute de ce second disque qui, comme on a pu s’en rendre compte, forme avec le premier un duo indissociable et cohérent.
Au final, disons clairement que, pour qui veut entrer par la grande porte dans l’univers musical de Ryô Yoshimata, ces deux albums constituent un moyen privilégié et donnent de surcroît les clés pour appréhender la richesse et la diversité de l’œuvre de ce compositeur inconnu en Occident comme tant d’autres de ses compatriotes. Le succès inattendu d’Atsuhime auprès du public n’est certainement pas étranger au fait que, pour le NHK Taiga dorama de 2011, Gô – Himetachi No Sengoku, c’est à nouveau Ryô Yoshimata qui a été sélectionné. Un choix périlleux de part et d’autre car, même si l’époque décrite est différente, le type même de série demeure identique, de sorte que le risque de répétition est grand. Toutefois, les premiers épisodes diffusés ainsi que le premier album dédié à cette série montrent que, même si l’on ne peut nier une certaine parenté entre les deux œuvres, Yoshimata a su tirer son épingle du jeu et en a profité pour se renouveler, voire élargir sa palette de sonorités.