The Conversation (David Shire)

N'ayons l'air de rien

Décryptages Express • Publié le 12/12/2016 par

THE CONVERSATION (1974)The Conversation
Réalisateur : Francis Ford Coppola
Compositeur : David Shire
Séquence décryptée : Finale (1:47:53 – 1:52:50)
Éditeur : Intrada

 

Ce n’est pas grand chose, quelques notes de piano. C’est sûrement ce qu’a pensé David Shire, qui espérait du mogul mégalo Coppola des largesses sans limite pour composer la bande originale de The Conversation (Conversation Secrète). Bien entendu, le musicien n’aura guère son mot à dire, et Coppola sait déjà très bien ce qu’il veut, et surtout ce qu’il ne veut pas. Poser de la musique sur les images du film semble d’ailleurs si délicat qu’on se demande même pourquoi cela a paru nécessaire au cinéaste.

 

Reposant sur une scène de discussion espionnée par des spécialistes de l’écoute, le film déploie un dispositif sonore très complexe, élaboré par Walter Murch, et qui ne doit jamais disparaître sous la bande originale. Il doit même s’en détacher nettement, pour pouvoir parfois mieux la contaminer : Murch et Shire travailleront ensemble sur des déformations synthétiques très poussées de la musique, plongeant par moment le spectateur dans une angoissante masse sonore dissonante et arythmique. Impossible, donc, d’envisager l’ambitieux ouvrage symphonique dont le compositeur rêvait. Et pas non plus de tapis musical finement tissé, les subtilités sonores étant réservées à Murch.

 

Très tôt, Coppola demande donc à un Shire dépité de réfléchir à un score pour instrument solo. Les deux hommes s’entendent rapidement pour laisser au piano, carnet de note des compositeurs, la prédominance du score. Shire se résoud donc à un thème très simple, ritournelle un brin jazzy, comme un ragtime ralenti et répétitif, que le compositeur interprète lui-même. Coppola a, comme à son habitude, su parfaitement jouer de l’intrication de l’art et de la vie : la musique donne une impression d’ébauche, authentique puisqu’elle porte l’emprunte des ambitions contrariées de Shire, mais surtout reflet parfait du paysage affectif d’Harry Caul, enquêteur privé virtuose, spécialisé dans les écoutes, introverti, incapable de s’ouvrir aux autres, menacé par une névrose paranoïaque dont on ne saura jamais si son étrange métier l’a provoquée ou l’inverse. C’est là, aux confins de la folie, qu’on le quitte, dans un des finals les plus inoubliables du cinéma américain des 70’s.

 

Gene Hackman dans The Conversation

 

Caul vient d’avoir la preuve qu’il est espionné. Décrochant à nouveau le téléphone après un premier appel resté silencieux quelques minutes plus tôt, il se fait diffuser un enregistrement de la musique qu’il vient de jouer au saxophone. Lui arrive donc ce qu’il redoutait le plus. Méfiant, s’efforçant de ne rien investir dans sa vie sentimentale qu’il ne soit prêt à abandonner sur le champ, Harry Caul est pourtant dépouillé de la seule liberté qu’il s’accordait : confier ses états d’âme à un saxophone dont il ne jouait que pour lui seul.

 

Tel un animal à la patte prise dans la mâchoire d’un piège, Caul se débat. Il cherche comment sa méfiance a pu être déjouée. Il commence à fouiller son appartement à la recherche d’un mouchard, d’un micro. La ritournelle composée par David Shire revient. Elle a la simplicité implacable de ces mélodies qui, une fois entrée dans l’oreille, ne nous sortent plus de la tête. Une musique obsédante pour un personnage obsédé. Dans cette reprise, la rythmique est nettement plus marquée. Martelée même : elle est à la fois l’engrenage fatal dans lequel est pris Harry Caul et la pulsation jamais éteinte de son alarme interne, qui lui rappelle de ne jamais relâcher sa vigilance. Un son parfaitement régulier qui, paradoxalement, incarne idéalement la dérive de sa folie. Dessus, comme si de rien n’était, on entend encore la mélodie, légère, doucement mélancolique. Elle paraît dérisoire, perdue, comme le personnage qu’elle accompagne. C’est la voix intérieure de Caul.

 

Et dans les derniers moments du film, elle va finalement se superposer au saxophone pour souligner la tragédie finale : bande originale et musique intra-diégétique deviennent indistinctes. Tout comme la caméra de Coppola qui, en adoptant le mouvement et la position d’une caméra de surveillance, traduit aussi bien le point de vue du cinéaste que celui de l’œil omniscient, de ceux auxquels Caul ne peut plus échapper. Il n’y a plus d’intimité, plus d’intériorité : il ne peut plus se comporter que comme s’il était constamment vu et entendu. Dès 1974, Coppola fige dans un écrin glacial de lucidité la détresse de l’homme d’aujourd’hui, constamment objet de spectacle, à jamais séparé de lui-même, seul pour toujours sous le regard de tous. Ce n’est pas grand chose, quelques notes de piano, mais c’est bien tout ce qui reste à Harry Caul.

 

Pierre Braillon
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