LE BOUCHER (1970)
Réalisateur : Claude Chabrol
Compositeur : Pierre Jansen
Séquence décryptée : Le Boucher (1:19:35 – 1:23:45)
Éditeur : Universal Music France – Écoutez le Cinéma !
L’homme a du sang sur les mains, au sens propre comme au figuré. Parce qu’il savait que ses pulsions écarlates l’auraient tôt ou tard conduit à prendre la vie de la belle Hélène, et parce que l’idée lui était devenue intolérable, Paul, dit Popaul, a retourné contre lui-même le couteau de boucher. Ce couteau avec lequel il avait déchiré les entrailles de ses victimes, obéissant aux tyranniques élans qui sont tout ce que lui a laissé son expérience de la guerre, là-bas, dans des pays hostiles. La voix atone, le regard fixe, il délivre sa misérable confession au blond objet de sa convoitise, qui les conduit tous deux, au volant de sa petite 2CV, sur une route de campagne asphyxiée par les ténèbres. En apparence, il n’y a personne d’autre qu’eux au monde. Mais sur la banquette arrière se tient un troisième personnage : le compositeur Pierre Jansen, dont seuls les spectateurs peuvent profiter des chuchotements reptiliens qu’il dispense avec douceur.
La musique de film et Jansen, ça n’est pas exactement l’histoire d’une amitié fraternelle. Défiance et amertume ont assombri leurs rapports au fil des ans, jusqu’à la pleine consommation d’une rupture dont on hésite à dire qu’elle fut à l’amiable. Claude Chabrol, cependant, occupe le beau rôle dans cette galerie de souvenirs modérément chéris, et pas seulement parce que sa foi en Jansen, et en son talent redoutable, le convainquit avant tout le monde de lui mettre le pied à l’étrier. Pour le cinéaste, qui ne tolérait pas que l’on remette en question ses choix musicaux rarement grand public, le labeur de son protégé était sacré. Quels yeux dut écarquiller le mixeur en charge du Boucher lorsque Chabrol lui intima l’ordre, pour cette ultime scène entre Jean Yanne et Stéphane Audran, de taire le moteur de la voiture ! Et ceci à seule fin d’accorder à Jansen un vaste espace blanc, dans les méandres et les nœuds duquel se loveraient tout à leur aise les sons torturés issus de son dialecte contemporain.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas fait les choses à moitié, lui l’apôtre surdoué de Messiaen, imprégné des dogmes rigoristes de l’avant-garde. Dès le générique d’ouverture, amas de peintures rupestres que son écriture noie de fantastiques ombres, il entre de plain-pied dans les années 70 qui seront particulièrement fructueuses pour lui et pour son association avec Chabrol. De tout le film, il ne dérogera pas à cette esthétique musicale lancinante, à la fois aride (Jansen n’a jamais cultivé le profil d’un mélodiste patenté) et jalonnée de trouvailles. Les tintements sans âme du carillon tubulaire, ce clavecin qui rampe sournoisement, le chapelet de bruits mortifères égrenés par le vibraphone, et bien des expérimentations singulières encore, se retrouvent couturés les uns aux autres pour célébrer la grand-messe romantique que Popaul, moribond, s’efforce de soutirer à ses lèvres bleuies. Toute raide et muette, Hélène ne peut contenir ses larmes. L’homme qui s’enfonce à ses côtés dans le manteau de la nuit est un assassin, qui a manqué d’un rien lui faire subir sa froide morsure d’acier. Mais les mots terribles qu’il prononce sont peut-être la plus magnifique déclaration qu’un soupirant ne lui ait jamais faite.
Comme dans Les Noces Rouges, comme dans Juste Avant la Nuit, comme dans La Femme Infidèle, opus « chabroliens » majeurs sur lesquels Jansen aura répandu goutte à goutte son délectable venin, l’amour est moins un voyage vers des cieux acidulés qu’un saut dans d’obscures profondeurs. Il n’y a plus de thèmes lyriques voués à émouvoir et chavirer, plus d’harmonies melliflues enrubannant joliment les cœurs qui battent la chamade. Hitchcock, dont il n’a échappé à personne que l’œuvre au noir de Chabrol était placé sous le haut patronage, pouvait compter sur l’opératique beauté des partitions de Bernard Herrmann pour mettre un peu de feu aux joues de ses blondes glaciales. Une soupape de sûreté, en somme, que Pierre Jansen refuse impitoyablement d’actionner. Dans Le Boucher, son inquiétant agrégat de sons précipite les amants impossibles aux confins d’un univers claustrophobe, sorte de quatrième dimension où leurs angoisses et leurs névroses, libérées, pourront s’épanouir. Et où la mort, sur le qui-vive à un tournant de la route, murmure en souriant aux éclats.