Entretien avec Fernando Velázquez

Les clés de l’Orphelinat

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D’abord montré en avant-première à Cannes, puis inscrit à de nombreux festivals un peu partout dans le monde (Londres, Sitges, Toronto, New York, Helsinki…), El Orfanato (L’Orphelinat) sort sur les écrans ibériques le 4 octobre 2007 et devient en l’espace de quelques mois (plus de 4,2 millions d’entrées à décembre de la même année) l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma espagnol. Très logiquement, 2008 aura donc été l’année de la consécration pour ce film admirable, avec pas moins de 7 Goyas (dont celui de meilleur réalisateur) récoltés sur les 14 nominations (un record), ainsi que, entre autres récompenses internationales, le Grand Prix et le Prix du Jury Sci-Fi au festival de Gérardmer.

 

Dans le sillage du réalisateur Juan Antonio Bayona, Fernando Velázquez peut sans nul doute se targuer d’être pour une part non négligeable dans le succès public du film, grâce à une partition d’une grande sensibilité qui fait corps avec les images et s’impose d’ores et déjà comme l’une des plus belles et des plus exemplaires contributions musicales de ces dernières années. Si le Goya lui échappe cette année au profit d’un ténor bien connu de la scène espagnole du nom de Roque Baños, il décroche tout de même au Festival International de Musique de Film d’Ubeda un Goldspirit Award de la meilleure révélation 2007 amplement mérité.

 

Musicien devenu compositeur, âgé de 31 ans, Fernando Velázquez a jusqu’ici signé les musiques de nombreux courts (dont El Hombre Esponja en 2002, déjà pour Bayona) avant de s’attaquer aux longs-métrages parmi lesquels figurent le drame Savage Grace (avec Julianne Moore) pour Tom Kalin, les thrillers Bosque de Sombras (The Backwoods) pour Koldo Serra et Eskalofrío pour Isidro Ortiz ainsi que Sexykiller, Morirás por Ella de Miguel Marti qui vient à peine de sortir sur les écrans en Espagne. On le retrouvera par ailleurs en 2009 au générique de El Mal Ajeno, le nouveau film de Óskar Santos Gómez interprété notamment par la star de El Orfanato, l’excellente Belén Rueda.

 

Attention : cette interview dévoile des moments-clés de l’intrigue, il est donc fortement déconseillé de poursuivre votre lecture si vous n’avez pas encore vu le film.

 

Fernando Velazquez en 2008 au festival d'Ubeda

 

Pouvez-vous nous parler de vos débuts musicaux ?

Je suis violoncelliste. J’ai étudié le violoncelle dans ma ville natale pendant douze ans, et je suis venu à Paris pour approfondir mon apprentissage avec un professeur merveilleux, Véronique Marat. Je n’ai jamais joué dans un orchestre, mais je jouais tout le temps, à la maison, avec une guitare, avec un violoncelle, avec tout ce qui me tombait sous la main. Et quand j’étais à l’école, je jouais de la guitare, et j’improvisais de la musique pour tout ce qui se passait autour de moi. Puis, une opportunité s’est présentée d’écrire une musique de film lorsque qu’un de mes voisin, Koldo Serra, a réalisé des courts métrages, et plus tard un film, Bosque de Sombras (The Backwoods), avec Virgine Ledoyen et Gary Oldman. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir un voisin qui soit un réalisateur aussi talentueux. Il était ami avec Juan Antonio Bayona, et un jour, par pur hasard, nous nous sommes rencontrés chez Koldo, et nous avons évoqué la possibilité de travailler ensemble. Juan faisait un court-métrage, il m’en a parlé, et j’ai convaincu mes amis, membres de l’orchestre junior dans lequel je jouais, de se réunir à l’école de musique et d’enregistrer la musique de ce court-métrage. Tout ce qu’ils y ont gagné, c’est un diner ! (rires). Et j’ai profité du diner aussi ! Nous n’avons pas été payés du tout, mais c’était incroyable de se retrouver à faire de la musique pour un film ! C’était un court-métrage, mais c’était un film, il pouvait être projeté au cinéma ! C’était extraordinaire. C’est ainsi que ça s’est passé, et les gens avec qui j’avais travaillé ont finir par faire des films, et je m’y suis retrouvé embauché parce qu’ils avaient apprécié la manière dont nous avions travaillé ensemble.

 

Comment envisagez-vous la composition pour le cinéma ?

Je pense que le plus important est la relation avec le réalisateur, et la façon de travailler avec lui, parce que l’on doit être son « cerveau musical », la partie musicale de son cerveau. Le procédé lui-même évoque un peu ce jeu des anniversaires mexicains, avec un sac empli de cadeaux qu’on appelle piñata en Espagne. Vous avez un bâton, les yeux bandés, et ne pouvez pas voir ce qui se passe, sauf si quelqu’un vous guide : plus à droite, plus à gauche, plus fort, plus doucement… C’est ce que l’on ressens sur un film, parce qu’on ne sait pas très bien où on va et quoi faire, mais le réalisateur vous donne des indications. Donc c’est très stimulant d’être le cerveau musical du réalisateur. Je pense que tout ceci dépend également des egos, parce que certaines personnes ont des egos très forts. Il font ce qu’ils font, et refusent d’y changer quoi que ce soit parce qu’ils pensent avoir toujours raison. Mais pour travailler sur des films, au moins en ce qui me concerne, il faut faire évoluer ses idées, il faut être flexible, et essayer autant que possible de comprendre les idées des autres.

 

El Orfanato

 

El Orfanato est-il votre premier long-métrage ?

Non. Mais c’était un premier long-métrage pour presque tout le monde : le réalisateur, le scénariste, le directeur de la photographie… C’était mon quatrième film, mais les trois précédents n’étaient rien. Pas seulement parce qu’ils étaient insignifiants, mais parce que la musique n’y jouait pas une part importante. Par exemple, pour Bosque de Sombras, la musique était importante, mais il n’y avait que vingt minutes dans le film, à des endroits très précis, et il était très clair dès le début, à la lecture du script, où la musique se trouverait. Alors que pour El Orfanato, nous devions construire tout le concept. Ce fut vraiment un long projet, avec beaucoup de musique. En fait, pas tant que ça : en général, la musique de film d’horreur dure aussi longtemps que le film lui-même, effrayante tout du long. Dans El Orfanato, il n’y a que quarante-deux minutes de musique, et c’est peu pour un film de genre, mais nous avons dû prendre d’importantes décisions quand à la place de la musique dans le film, et comment cela devait fonctionner. A de nombreuses reprises, le silence est aussi important que la musique. Prendre ces décisions était donc un parcours très long, et en ce sens, ce fut mon premier film long, parce que les précédent n’étaient ni si importants, ni si délicats.

 

Quelle a été votre idée directrice, le début du processus pour composer la musique de El Orfanato ?

Nous avons commencé par la fin du film. Parce qu’à la fin, tout est clair, tout est montré, nous comprenons tout ce qui est arrivé. Donc nous avons commencé par la fin du film, où le thème apparaît dans son entier, dans toute sa durée, et nous l’avons détruit… Nous avons altéré les harmonies, sectionné le thème, nous l’avons transformé, transposé… Ce qui n’était pas vraiment cohérent, qui ne fonctionnait pas vraiment, qui était détruit, lorsque l’on arrive à la fin, prends enfin une signification, et celle-ci est belle, et elle nous soulage d’une certaine façon. Parce que lorsqu’on voit le film, qu’on le vit, on souffre beaucoup avec cette femme. Et à la fin, on se sent soulagé, même si le soulagement est assez radical, puisqu’elle meurt. Ceux qui n’ont pas vu le film ne doivent pas savoir ça ! (rires). Donc ce procédé est assez évident, parce que nous avons fait la même chose avec l’histoire. Et fractionner le thème, le briser, ça a plutôt bien fonctionné, qu’il soit là et pas là en même temps, caché, et finalement, enfin, que l’on découvre la vérité. Le réalisateur souhaitait avant tout que le public ne réfléchisse pas. Parce que si l’on commence à se poser des questions, il y a des éléments qui n’ont aucun sens. L’accomplissement du film de ce point de vue, l’accomplissement de toute l’équipe, parce que je n’en suis qu’une part minime, fut d’empêcher le public de réfléchir, pour seulement ressentir.

 

El Orfanato

 

Chaque film est différent. Patrick Doyle me disait tout à l’heure, et Joel McNeely également, que chaque film est différent, et que chaque nouveau film demande un nouveau processus. On ne peut pas réutiliser ce dont on s’est déjà servi auparavant. Bien sûr, on utilise les harmonies, l’orchestre, mais il faut réinventer le processus encore et encore. Et parfois, c’est terrible, parce qu’on ignore si on va y parvenir ! Alors que nous réfléchissions à l’approche globale de EL Orfanato, il semblait déjà évident que nous allions commencer par la fin du film, parce que la clé de l’histoire se trouve à la fin. C’est en fait une approche de la composition assez classique. C’est ce qu’auraient fait des compositeurs comme Hindemith, Bartok, ou même Beethoven : créer un thème, et le faire souffrir. C’est l’approche classique de la musique occidentale. On prend un thème, une sonate, une symphonie, on le torture, et on décide ensuite s’il vit ou s’il meurt. Dans El Orfanato, le déroulement des évènements est différent, mais le processus est le même : torturer le thème en permanence. Mais j’ai un peu honte, parce que c’est si flagrant, la manière dont il est brisé, dont les intervalles sont transformés, c’est un peu l’école de musique en première année, pas un travail de maître. Mais le plus important est que cela fonctionne dans le film. Il vous attrape dès le début, après une minute vingt secondes, vous êtes déjà envoûtés. Le film vous prend, et ne vous lâche plus, et vous ne pouvez plus penser.

 

Il y a un problème dans le film qui révèle à quel point le réalisateur est brillant : lorsque Laura découvre dans le jardin la vieille femme, dans la cabane, la femme bouge, quelque chose tombe en faisant du bruit, et la musique souligne le passage de façon effrayante. Mais à partir de là, la musique devient ridicule, presque du mickey-mousing. Et parce que c’est ridicule, elle le devient également. C’est le seul moment du film où la musique est amusante. A d’autre moments, elle peut être ironique, d’une certaine façon, mais pas drôle. Et dans ce cas de figure, le mickey-mousing donne au public l’opportunité de rire. A presque toutes les projections auxquelles j’ai assisté, de nombreuses personnes ont ri. Mais ils rient parce qu’ils sont nerveux. Le réalisateur leur offre ainsi un bref répit, en montrant que la vieille femme n’est pas dangereuse du tout. C’était juste pour démontrer à quel point le réalisateur est malin !

 

El Orfanato

 

El Orfanato a connu un énorme succès en Espagne…

En Espagne, le film a été catalogué comme une superproduction, comme le projet d’un gros studio. Mais ce n’est pas du tout un gros projet, ni un film coûteux. Nous avons dépensé bien plus pour la promotion du film, et pour le tirage des copies, que pour la production elle-même. Le budget pour le film était vraiment réduit. C’est aussi pour cela qu’il a fallu masquer toutes les erreurs. Par exemple, dans le film, pendant la fête, quand l’enfant disparaît, sa mère le cherche partout. Et soudain, elle se retrouve courant sur la plage. C’est incohérent. Mais il manquait des plans, et le réalisateur a dit : « ne laissons pas le public réfléchir ». La voilà donc, sur la plage, accompagnée d’une musique puissante qui suggère le danger, parce que la marée monte, et on ressent, mais on ne réfléchit pas, on ne se pose pas de questions. C’est à la fois un bienfait et un danger de bénéficier de la possibilité offertes par les films de faire passer des messages dangereux. Nous avions vraiment peur qu’aux USA, le film soit perçu comme une apologie du suicide, à cause de la scène finale. La réponse donnée à une situation horrible n’est pas d’y résister, mais de se suicider ! Mais ce n’est pas dangereux, c’est juste un point de vue. Nous avons donc essayé de le vendre sans mentionner la scène du suicide !

 

Avez-vous tenu compte de l’analogie à Peter Pan dans votre musique ?

Pas directement. Il y a la notion d’innocence, et celle de l’enfance ratée. Et bien sûr, il y a de nombreux clichés dans le film. Rien que dans le premier thème, il y a au moins cinq clichés : l’utilisation du glockenspiel, de la harpe et de la flûte combinées… Il y a une forme de chaconne traitée comme Fauré l’aurait fait, avec des harmonies du 17ème et du 18ème siècle. Beaucoup de clichés, mais pas directement issus de l’idée de Peter Pan, plutôt de la perte du bonheur. Et c’est incroyable de voir à quel point ça fonctionne. Alors, comme on dit en anglais : si ce n’est pas cassé, pas la peine de réparer. Je ne suis de toute façon pas assez malin pour le faire d’une façon nouvelle. Mais le film est également assez classique. On pourrait même dire : c’est The Haunting (La Maison du Diable), c’est The Others (Les Autres), c’est Poltergeist… Mais nous pouvons être fiers, parce que nous sommes partis de toutes ces idées, et ça se tient, et permet aux spectateurs de vivre quelque chose pendant quatre-vingt-dix minutes.

 

El Orfanato

 

Avez-vous été directement influencé par des musiques typiques de ce genre de film ?

Bien sûr, l’idée d’innocence est développée dans Poltergeist, Caroll Ann’s Theme, mais si on creuse, on trouve aussi les Kindertotenlieder de Mahler, dans lequel il y a le même glockenspiel, la même berceuse. Jusqu’où doit-on aller pour trouver l’origine d’un cliché ? Donc nous avons utilisé toutes ces références, sans pour autant copier. Le point positif, c’est d’ailleurs que je ne suis pas très doué pour copier, et si j’essaie tout de même, je me retrouve avec quelque chose de différent ! D’une certaine façon, nous sommes tous influencés. Et ces influences me donnent un point d’entrée et un point de sortie, mais même si j’essaie de copier, je n’y parviendrai pas.

 

Guillermo del Toro a-t-il été impliqué dans le processus musical ?

Ni dans la musique, ni dans le film dans son ensemble. Il n’était là que quand c’était vraiment nécessaire. Guillermo del Toro a été produit par Almodóvar pour El Espinazo del Diablo (L’Echine du Diable), et ce dernier l’a laissé travailler, et n’était là que lorsque c’était indispensable. Et Guillermo a fait de même pour El Orfanato. Je ne l’ai même jamais rencontré. Et nous n’en avions pas besoin. Il était très confiant vis-à-vis de l’équipe et les a laissés travailler. Il a vu le film avant sa sortie, sans rien y changer. Il est très intelligent, et est aussi très respectueux. Ca aurait pu être terrible s’il s’était agi d’un film produit par un grand studio, nous disant sans cesse quoi faire ou ne pas faire, ç’aurait pu être difficile et douloureux.

 

Quels sont vos prochains projets ?

La semaine prochaine sort un film qui s’appelle Shiver en anglais, Eskalofrío en espagnol. C’est un thriller bien troussé, réalisé par Isidro Ortiz, qui avait fait Fausto 5.0., devenu depuis un film culte. Et je suis tenté par Los Angeles, sans être vraiment sûr de vouloir partir, parce que nous faisons des choses exceptionnelles en Europe. Bien sûr, nous n’avons pas beaucoup d’argent, et nous ne tirons pas 1000 copies d’un film pour l’exploitation en salles, mais nous sommes libres, nous prenons du plaisir avec nos amis, et nous nous amusons en faisant des films. Pour moi, cette sensation, c’est ce qu’il y a de plus important. Un peu comme lorsque j’étais au collège et que je participais à la pièce de théâtre organisée pour Noël. Rien a voir avec l’industrie ou le business. J’espère que nous ne tomberons jamais du côté obscur ! Ce que je trouvé génial lorsque je travaille sur des films, c’est qu’il s’agit un hobby pour lequel je suis payé. Je me sens très chanceux avec mon hobby, et je peux même payer mon loyer !

 

El Orfanato

 

Entretien réalisé le 12 juillet 2008 à Ubeda par Olivier Desbrosses, Florent Groult & Stéphanie Personne.
Transcription & traduction : Olivier Desbrosses
Illustrations : © Warner Bros. Pictures
Remerciements à à Fernando Velázquez pour sa gentillesse, sa disponibilité et sa merveilleuse performance de la suite de El Orfanato durant le concert qui a suivi cette interview.

Olivier Desbrosses
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