Luboš Fišer (1935-1999)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 01/11/2021 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« Jamais, depuis The Wicker Man, une musique de film n’avait occupé mon esprit autant que Valérie et la Semaine des Miracles. C’est comme si une porte s’ouvrait sur mon subconscient et que des fragments de souvenirs et de rêves se rejoignaient, juste là dans mon salon. »

 

Trish Keenan, chanteuse du groupe Broadcast

Avec Václav Trojan, Svatopluk Havelka et Zdenek Liška, Luboš Fišer est le plus illustre compositeur tchèque de la musique de film. Il reste aussi avec Petr Eben l’un des plus joués du répertoire contemporain. Il est né et a vécu toute sa vie à Prague où il a été étudiant au conservatoire de 1952 à 1956. Il sort diplômé de l’Académie des arts musicaux en 1960. Ses professeurs de composition, Emil Hlobil et Pavel Borkovec, étaient des figures importantes du répertoire classique tchèque. Dans ses premières années de création, Fišer assimile l’essentiel de la grammaire musicale moderne : les études sur les mètres variables de Blacher, les recherches sur la voix de Berio et Xenakis, et demeure fasciné par Debussy, Bartók et les premières œuvres de Boulez. Il s’est familiarisé avec plusieurs techniques de composition anciennes et contemporaines, qu’il utilise fréquemment dans ses musiques de film. En cela, son œuvre représente une synthèse difficile à classer. Son écriture, principalement tonale et naturellement dramatique, fait appel à des procédés techniques tels que la répétition ou des effets d’échos, notamment sur le piano et les cordes. Le pupitre des percussions occupe une place importante et l’utilisation du clavecin agit fréquemment comme effet de ponctuation musicale. Sombre et tourmentée, mais cultivant aussi lyrisme mélodique et goût du folklore traditionnel, sa musique fait surgir, au détour d’harmonies dépouillées, les fantômes d’Igor Stravinski, de Sergei Prokofiev ou de Bohuslav Martinu.

 

Morgiana

 

Fasciné par la culture médiévale, son travail de fin d’études est un opéra en un acte, Lancelot (1960), qui lui apporte la reconnaissance. Fišer se cherche encore dans cette œuvre de jeunesse au style néo-classique mais l’ensemble, porté par des contrastes frappants et une mise en valeur des voix, est prometteur. L’opéra sera d’ailleurs porté à la télévision par le réalisateur Ivan Kotrc. En 1963, le compositeur se fait remarquer avec Okurkový Hrdina (Le Héros du Cornichon) réalisé par Cestmír Mlíkovský, un film emblématique de la Nouvelle Vague tchèque qui fait une utilisation du jazz assez remarquable. À partir de ce film et jusqu’à la fin de sa vie, il va signer un grand nombre de musiques pour l’écran, environ trois cent, incluant une ribambelle de téléfilms et de courts-métrages d’animations. La grande chance de Luboš Fišer est de pouvoir travailler dans un contexte d’ébullition culturelle propice à l’audace et la créativité, une riche période qui marque l’éclosion de réalisateurs prestigieux tels que le slovaque Juraj Jakubisko, Miloš Forman, Jirí Menzel et Vera Chytilová. Fišer est, quant à lui, le compositeur idéal des films de Václav Gajer et surtout de Juraj Herz, un cinéaste en marge qui a connu la dureté des camps de concentration et dont l’œuvre est souvent marquée par l’épouvante et le fantastique. On retiendra particulièrement la musique du drame psychologique Morgiana (1972) qui fait preuve d’une grande diversité musicale (grand orgue, flûte, piano, clavecin et percussion). Portée par l’interprétation d’Iva Janžurová qui joue dans le film un double rôle (la tendre Klára et sa sœur maléfique Victoria), la musique excelle dans l’art des ambiances contrastées, entre ballades lyriques et harmonies sinistres. On retiendra l’inquiétant générique porté par des percussions implacables, des violoncelles dans le grave et une flûte acérée. Un thème musical qui provient de l’impressionnante Fresque Symphonique écrite en 1963 par le compositeur.

 

Dans Petrolejové Lampy (Les Lampes à Pétrole – 1971), Fišer développe un thème d’un romantisme noir pour cordes sombres, chœurs et piano, qui atteint son apogée lors de la scène finale. Il reflète la psychologie intérieure de Stepha (Iva Janžurová) qui rêve de mariage et d’enfants mais ne peut arriver à assouvir son désir. En 1970, il compose la musique de Romanetto, film poétique en noir et blanc expérimental signé Eva Sadková. Quasiment muet et sans sous-titres, la bande son est constituée entièrement de musique écrite pour un ensemble de chambre où domine le piano et des cordes pathétiques. C’est un travail de très belle facture qui bénéficie d’une grande richesse thématique et instrumentale.

 

Morgiana

 

Luboš Fišer appréciait beaucoup la campagne. Il avait pour habitude de composer dans son chalet de Ceská Lípa en Bohême du nord, assis au coin du feu avec son chien couché près de son bureau. Une harmonie avec la nature qui se retrouve d’ailleurs dans plusieurs de ses compositions comme le thème bucolique du téléfilm d’Antonín Moskalyk, Babicka (La Grand-Mère – 1971) et Zlati Uhori (L’Anguille Dorée – 1979) de Karel Kachyna.

 

C’est souvent dans le répertoire du drame sentimental, conjuguant romantisme morbide et mélancolie de l’âme, que Fišer se révèle le plus efficace. On peut ainsi relever la partition pour cordes et piano, proche de Chopin, dans le téléfilm Dotek Motýla (L’Empreinte du Papillon – 1972) ou encore le puissant générique d’ouverture de Tajemství Hradu v Karpatech (Le Château des Carpates – 1981) pour chœurs et orchestre. Le style musical de Fišer a souvent était comparé à celui de Georges Delerue, en particulier pour l’utilisation fréquente de la flûte et des cordes empreintes d’une profonde tristesse. C’est vrai pour des pièces qui lorgnent vers le répertoire classique, comme la romance nostalgique de Karel Kachyna, Lásky Mezi Kapkami Deste (L’Amour entre les Gouttes de Pluie – 1980) et Dita Saxová (1968), d’Antonin Moskalyk (le très beau thème de ce film ressurgit dans l’ouverture de l’Hommage à Edgar Allan Poe composé par Fišer en 1989). Mais le musicien tchèque reste dans l’ensemble d’un tempérament beaucoup plus âpre et angoissé que son homologue français. En témoigne sa composition pour le téléfilm Modlitba pro Katerinu Horovitzovou (La Prière de Catherine Horowitz – 1965), aux cordes sèches et glaciales. Il sait aussi s’adapter à l’humour et la légèreté dans la partition burlesque d’Adéla Ješte Nevecerela (Adèle n’a pas encore Dîné – 1977), polar loufoque et fantastique réalisé par le fameux Oldrich Lipský. Luboš Fišer a également recours à des formes plus traditionnelles, comme le thème générique entrainant de la série TV historique Alexandr Dumas Starší (1970), basé sur un rythme de boléro. Une composition qui a certainement dû taper dans l’oreille de Wojciech Kilar, qui reprend la même formule musicale dans la comédie fantastique Fantôme avec Chauffeur (1996).

 

Valerie And Her Week Of Wonders

 

La composition dont Fišer était le plus fier reste Valerie a Týden Divu (Valérie et la Semaine des Miracles – 1970), une curiosité onirique très lyrique adaptée du poète surréaliste Vítezslav Nezval. Pour cette partition riche et colorée, il a utilisé une multitude de combinaisons sonores inhabituelles : harpe, guitare, clavecin, glockenspiel, flûtes spéciales et instruments archaïques (viole de gambe, cymbalum ancien, orgue d’église). La musique, basée sur des thèmes récurrents, combine rythmes et chants populaires, comme chez Martinu dans sa cantate Kytice (Bouquet de Fleurs). Le réalisateur Jaromil Jireš, très amateur de la partition mystico-épique d’Ivan le Terrible de Prokofiev, a également encouragé Luboš Fišer à inclure des chants religieux. Le monde du sacré est d’ailleurs constamment confronté aux phantasmes de l’adolescente et le spectateur bascule progressivement dans une sorte de rêve éveillé sans pouvoir dissocier le réel et l’imaginaire. Le superbe générique interprété par un chœur de jeunes filles renvoie aussi au thème d’ouverture d’Ivan entonné par les cuivres. L’autre parallèle que l’on peut faire avec le film russe est l’importance accordée à la musique. Ici elle agit plutôt comme la psyché intérieure de l’héroïne (Jaroslava Schallerová). À la fois enfantine et mélodieuse (berceuse, voix diaphanes), elle est aussi traversée de passages plus mystérieux et inquiétants (musique concrète, valse macabre, psalmodies religieuses).

 

En 2006, le label londonien Finders Keepers Record a sorti sur disque la musique dans une très belle édition (on leur doit aussi celle de Morgiana). Il s’agit en fait d’un repiquage de la bande master du film, mais qui reste néanmoins de bonne qualité. Jusque-là, cette musique était totalement indisponible sur disque, tout comme d’ailleurs les autres partitions de Fišer écrites pour le cinéma. Il s’avère que les tchèques n’ont pas le souci des français ou des américains de préserver leurs bandes-son et la presque totalité des musiques originales sont jetées une fois mixées sur le film. Ce qui explique aussi le peu d’éditions discographiques consacrées aux compositeurs tchèques de cette époque. Quinze après, Fišer retrouve Jireš sur Vecný Faust (Faust Éternel – 1986), une tentative intéressante de marier l’opéra et la télévision, en intégrant des dialogues au sein de la partition musicale. La musique très expressive retrouve le lyrisme et la poésie de Valerie a Týden Divu grâce à d’envoûtantes parties vocales pour chœurs et solistes. Ce n’est pas la première tentative de Fišer d’aborder le spectacle filmé, puisqu’en 1969, il avait collaboré avec le metteur en scène renommé Petr Weigl sur Bludište Moci (Le Labyrinthe du Pouvoir). L’œuvre, très stylisée, comporte des numéros dansés et une importante utilisation des percussions. En l’absence de dialogue, la musique assume toute la fonction dramatique du film. Elle fut très remarquée à l’époque et diffusée sur de nombreuses chaînes de télévision. Aujourd’hui le film est malheureusement quasi oublié et non édité à ce jour en DVD.

 

Valerie And Her Week Of Wonders

 

Dans les années 70, après le Printemps de Prague, le manichéisme politique va considérablement affadir et tempérer l’éclat du cinéma qui retombe alors dans le schématisme idéologique et la banalité. Néanmoins, un domaine reste encore assez privilégié, c’est celui du cinéma d’animation, dans lequel Fišer va exceller. On peut particulièrement mentionner la série des petits films d’aventures Smrtici Vune (L’Odeur de la Mort – 1969) réalisés par Václav Bedrich, l’histoire d’un jeune couple poursuivi par un scientifique malfaisant et sa bande, qui leurs posent divers pièges… Fišer déploie sur le thème générique une musique très expressive portée par des trompettes rugissantes et une utilisation martiale de percussions lourdes et menaçantes. Le reste de la partition est tout aussi étrange et exubérant. Romance Helgolandská (1977) de Zdenek Miler est un petit bijou d’animation qui s’ouvre sur un majestueux thème grave pour cordes et piano. Il faut aussi mentionner Svatební Kosile (La Fiancée du Spectre – 1978) de Josef Kábrt, un magnifique court-métrage d’animation inspiré du poème de Karel Jaromír Erben. Cette sombre ballade très populaire en Tchécoslovaquie avait déjà était mise en musique par Antonín Dvorák et Bohuslav Martinu. Elle conte l’histoire d’une jeune fille qui prie pour le retour de son promis. Mais celui-ci revient sous la forme d’un spectre maléfique… Il en résulte une partition aux effets sonores angoissants, renforcée par des cors sinistres et un chœur lancinant en bouche fermée. Le film de marionnette féérique Maryšce a Vlcím Hrádku (Marichka et le Château des Loups – 1979) de Vlasta Pospíšilová et Edgar Dutka, est également une réussite, tant au niveau de l’animation que de la composition. On notera en particulier une belle utilisation des bois et du clavecin. Enfin, dans le même style féérique, on peut relever la série d’animation des Krakonoš (1975-1981), ainsi que O Bílé Princezne (La Blanche Princesse – 1981) de Václav Bedrich. Il faut aussi signaler une incursion chez le grand Karel Zeman avec Na Komete (L’Arche de Monsieur Servadac – 1970), un film fantastique adapté de l’œuvre de Jules Verne qui bénéficie d’une assez belle illustration musicale d’inspiration féérique.

 

En 1989, le régime communiste s’effondre, vaincu par la Révolution de Velours déclenchée par la répression violente d’une manifestation d’étudiants par les forces de sécurité. À ce moment-là, Fišer estime, comme beaucoup de ses compatriotes, qu’il doit contribuer à la restauration de la démocratie et a donc imprudemment accepté la direction de la maison d’édition musicale Panton, un poste pour lequel il était tout à fait inadapté. Comme sa musique, Luboš Fišer était profondément émotif. Son entourage le percevait parfois comme un homme fort et résolu, mais ceux qui le connaissaient mieux savaient qu’il était très sensible et vulnérable. Son sens extraordinaire de la nostalgie et son étrange tristesse ressortent particulièrement dans sa musique. Ses dépressions chroniques et son penchant pour l’alcool précipitent sa mort en 1999 à seulement 63 ans.

 

Hors cinéma, on lui doit également un grand nombre de pièces musicales, en particulier des sonates pour piano, de la musique de chambre et des œuvres vocales. Certaines de ses pièces pour orchestre sont même assez réputées comme  Quinzes Pages d’après l’Apocalypse de Dürer (1965) et Les Lamentations sur la Destruction de la Ville d’Ur (1971) pour soprano, baryton, trois récitants et chœur d’enfants. Curieusement, ses musiques de film restent souvent plus sophistiqués et expressives, tant au niveau mélodique que musical. Du reste, et contrairement à beaucoup de compositeurs issus du milieu classique, Fišer appréciait beaucoup la composition pour l’image, qui lui permettait de toucher un plus vaste public que sa musique de concert.

 

 

À écouter : Valerie And Her Week Of Wonders et Morgiana, deux disques parus chez le label Finders Keepers Record.

Julien Mazaudier
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