Concert en hommage à Georges Delerue

Roubaix a dignement célébré l'enfant du pays

Évènements • Publié le 23/04/2012 par

Roubaix, 3 mars 2012. Les maisons de brique rouge typiques du Nord de la France ont peine à faire oublier la grisaille qui semble cerner de toutes parts les quelques passants qui déambulent dans les rues. Arborant toujours fièrement les attributs qui rappellent un passé industriel et ouvrier glorieux mais malheureusement révolu, celle qui fut longtemps la prospère deuxième ville de la région paraît aujourd’hui littéralement phagocytée par sa grande voisine toute proche, Lille, dont le centre n’est situé qu’à vingt minutes à peine en métro. Si elle n’a pas grand chose d’une Belle au Bois Dormant, Roubaix semble bel et bien plongée dans un profond sommeil. Est-il si loin le temps où Georges Delerue, lorsqu’il revint sur les lieux de son enfance en 1987, déclarait : «Bien sûr, le Nord est un pays d’une tristesse à crever, mais j’ai vraiment eu de grands moments de rigolade, j’y ai toujours de la famille et des amis. Et puis, pour moi, tout est parti du conservatoire de Roubaix.»

 

Et Roubaix justement, en ce premier week-end du mois de mars, n’a pas oublié l’enfant né dans sa rue de Valmy un beau jour de 1925. Ce samedi soir se tient en effet le second et dernier concert que la ville consacre à Delerue (un troisième se tiendra à Bruxelles quelques jours plus tard), et les strapontins de la grande salle du Colisée sont pour l’occasion presque entièrement garnis. Sur la scène prennent place les musiciens de l’Orchestre National de Lille, un ensemble créé par Jean-Claude Casadesus et que Delerue, à l’invitation de ce dernier, a lui-même dirigé il y a près de 25 ans. «L’Orchestre de Lille est d’un très haut niveau» affirmait-il alors, «sans doute parmi les meilleurs de France. Et je ne dis pas cela pour flatter les musiciens. On trouve une réelle cohésion, une grande richesse de sons. Les cordes, par exemple, qui ne sont pas une spécialité française, sont excellentes dans cet orchestre.» Cette fois, à la tête des musiciens, c’est le chef d’orchestre (et lui-même excellent compositeur) belge Dirk Brossé qui tient le bâton pour un programme en deux parties bien distinctes, la première étant placée sous le signe des œuvres de concert.

 

Ouvrant la soirée, le Mouvement Concertant est à l’origine une commande du chef Michel Plasson pour la saison 1989-90 de l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Cette pièce magnifique donne d’abord à entendre une introduction vive où des traits incisifs de cuivres paraissent déchirer un tissu très mouvant de cordes et de bois. Flûte, clarinette, hautbois et basson solistes se répondent ensuite tour à tour dans un segment au climat mystérieux, dépeignant sur fond de cordes suspendues un paysage musical étrange et incertain qui ouvre sur une dernière partie plus volontiers grandiloquente, où de beaux unissons de cuivres et des cordes agitées semblent contenir une certaine violence dramatique avant un final d’une belle solennité. Dirk Brossé mène la pièce promptement, la ramassant sur un peu moins de douze minutes.

 

Les Variations Libres pour un Libre Penseur Musical qui poursuivent le programme sont dédiées à Ludwig van Beethoven et ont été composées en 1975. Basée sur la correspondance musicale des lettres formant le nom du célèbre compositeur allemand, la pièce toute entière déferle tel un torrent tourmenté, des coups de timbales ouvrant une introduction impétueuse et rythmée, bientôt animée de pizzicati de cordes inquiètes, à la lente partie centrale d’une grande noirceur, et jusqu’à une conclusion bouillante, au tempérament explosif fait de soubresauts de cuivres. Ces variations saisissantes porteuses de dissonances et d’une orchestration contrastée canalisent ainsi une violence inattendue, une facette qu’à l’évidence Delerue n’a que trop peu eu l’occasion d’exprimer au cinéma.

 

 

Le Concerto de l’Adieu est ensuite la première pièce de la soirée que les cinéphiles auront reconnu sans peine. Ayant servi de substrat à la mise en musique du film de Pierre Schoendoerffer, Dien Bien Phu, ce mouvement lent qui pourrait être la pièce centrale d’un concerto pour violon et orchestre charrie un lyrisme et une intensité dramatiques bien souvent bouleversants. Le jeune violoniste arménien Hrachya Avanesyan y apporte un coup d’archet sûr et ferme, qui sait se faire délicat lorsque c’est nécessaire, sans aucun maniérisme outrancier.

 

En 1966, Delerue compose pour le chorégraphe Flemming Flindt une musique de ballet d’après Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, lequel sera notamment interprété au Théâtre de la Renaissance à Paris. Il en tirera une Suite Epique longue de près de trente-cinq minutes, pièce qui à l’occasion du présent concert a été sensiblement raccourcie à seulement une quinzaine de minutes par Dirk Brossé lui-même. Brillance des trompettes, couleurs de l’orchestre, noblesse et vigueur des thèmes, solennité cérémoniale des différentes danses, il y a des signes qui ne trompent pas : c’est le Delerue des grandes fresques historiques qu’on retrouve ici, celui de Cartouche bien sûr mais aussi de Anne Of The Thousand Days (Anne des Mille Jours), Les Rois Maudits ou même de La Révolution Française.

 

Après un court entracte, le programme s’engouffre cette fois pleinement dans le 7ème Art. C’est sans surprise le fameux Hommage à François Truffaut qui ouvre cette seconde partie, une présentation de concert que les passionnés connaissent bien. Assemblée il y a tout juste 30 ans, en 1982, à l’occasion d’une émission du Grand Echiquier de Jacques Chancel, cette suite pour piano et orchestre, conviant également deux guitares, une batterie et un accordéon, a souvent été dirigée par Georges Delerue avant d’être immortalisée sur disque dans sa version définitive au moment de l’enregistrement du tryptique des London Sessions en 1990. S’y enchaînent sur près de douze minutes et avec une fluidité exemplaire les principaux thèmes des films constituant sa collaboration avec le réalisateur français, comme autant de témoignages de la complicité qui unissait les deux hommes. Le seul regret de l’interprétation ici vient de la place du piano qui, compte tenu du reste du programme, a nécessairement été relégué en arrière-plan de la scène alors que son omniprésence durant tout le morceau aurait du lui accorder une plus franche proximité avec le public : un détail qui, fort heureusement, n’entache pas le bonheur simple et évident que procure l’écoute de cette suite.

 

Après une parenthèse tendue où l’orchestre, mettant en valeur ses percursions, interprète une courte et sèche pièce (Siege At Santa Ana) tirée du film d’Oliver Stone, Salvador, c’est à un autre réalisateur qu’est dédié l’enchaînement d’un peu moins de treize minutes qui suit. Sobrement intitulée Suite de Broca, la séquence assemblée par Colette Delerue et Stéphane Lerouge, puis arrangée par Raymond Alessandrini, a été conçue spécialement pour l’événement et est donc ici entendue en première mondiale. Si le cadeau est de taille et le résultat savoureux, on regrettera néanmoins que cette suite se limite un peu sagement à seulement quatre longs métrages sur les dix-sept que les deux hommes ont fait ensemble. Bien sûr, on ne peut rester insensible aux arguments qui y sont développés, de la tendresse de Chère Louise au sens prononcé de la grandeur historique de Cartouche et de Chouans!. Mais malgré le facétieux Diable par la Queue, il manque peut-être aussi le tourbillon de joie de vivre qu’on était en droit d’attendre, le petit grain de folie qui caractérise parfois le cinéma de De Broca et que Delerue avait si bien su lui aussi exprimer, et qu’auraient pu justement traduire l’inclusion d’un segment des Tribulations d’un Chinois en Chine ou la grande valse de L’Incorrigible. Suite splendide donc, mais également terriblement frustrante !

 

 

Vient ensuite le moment des hommages proprement dit, sous forme de cinq pièces brèves de deux à trois minutes où chaque artiste convié paie en quelque sorte son tribut au compositeur roubaisien, tout en demeurant bien entendu fidèles à eux-mêmes et à leur style. Bruno Coulais déstructure ainsi d’abord la mélodie et les plans sonores de la fameuse chanson de Une Aussi Longue Absence, Trois Petites Notes de Musique, comme un souvenir diffus, une réminiscence qui s’esquisse, dont les contours semblent se faire de plus en plus nets avant de s’évanouir doucement : moment on ne peut plus malicieux, voilà peut-être la mise en musique idéale de ce qui s’apparenterait le plus à une madeleine de Proust…

 

Tandis que Frédéric Talgorn donne à entendre une composition plus radicale et contemporaine, basée sur les lettres G, E et D du nom du compositeur et aux techniques instrumentales volontiers avant-gardistes comme l’annoncera d’ailleurs Dirk Brossé lui-même (qui introduit au préalable chaque contribution), c’est ensuite tout le talent et la finesse de Gabriel Yared qu’on retrouve au travers de la douceur de l’orchestre et d’un piano citant notamment une phrase du choeur Jesu Bleibet Meine Freude (Jésus que ma Joie Demeure) de Bach. Dans cette pièce intimiste ô combien élégante, très française de ton (Ravel n’est pas loin), le compositeur a, ainsi qu’il nous l’a confié lui-même, exprimé «toute l’admiration et le respect» qu’il a pour Delerue.

 

Alexandre Desplat signe quant à lui la contribution la plus cinématographique, pour ne pas dire la plus hollywoodienne, et pour cause : intitulée A Visit To Skyline Drive, celle-ci laisse volontiers imaginer le compositeur roulant cheveux au vent sur une route californienne vers la demeure de son aîné. Finalement, c’est à Raymond Alessandrini que revient l’honneur de fermer la marche avec un Divertimento pour un Film Imaginaire léger et rythmé, tout à fait délicieux.

 

Il ne reste plus qu’à conclure la soirée par deux pièces incontournables, indispensables même, du répertoire de Delerue : le Grand Choral de La Nuit Américaine, véritable hymne d’amour à la gloire du cinéma, et en guise de rappel l’éternel et emblématique Thème de Camille, deux morceaux qui à eux seuls, même s’ils ne sauraient bien sûr rendre compte de l’immensité et de la diversité de l’œuvre de Delerue, témoignent de son importance dans l’inconscient musical collectif.

 

En définitive, l’interprétation des musiciens de l’ONL, menés par un Dirk Brossé précis et volontaire, se sera avérée ce soir-là satisfaisante à défaut d’être parfaitement impeccable. Il faut dire que, contrairement à cette idée reçue parfois véhiculée et selon laquelle Delerue aurait écrit toute sa vie une musique «tonale et peu complexe», certaines partitions auront au contraire par endroits mis les pupitres à rude épreuve. On apprendra d’ailleurs plus tard que le premier concert la veille et surtout celui du mercredi 7 mars à Bruxelles se seront avérés tous deux supérieurs. Qu’importe ! Le sentiment essentiel est ailleurs et s’impose comme une évidence : l’œuvre de Georges Delerue a tout pour plaire à un public qui aujourd’hui plus que jamais plébiscite l’expérience du concert. Il reste tant à découvrir ou à redécouvrir, qu’il s’agisse de ses musiques pour le cinéma bien sûr qui, convenablement adaptées, feront mouche à tous les coups, mais aussi et surtout ses œuvres de concert, pièces symphoniques ou concertantes, musiques de chambre, suites de ballet ou même opéras qui dorment dans des cartons et n’attendent qu’une résurrection salvatrice.

 

«Je n’ai jamais été d’aucune chapelle […] La musique, c’est un langage, un moyen de faire passer une émotion et beaucoup de compositeurs ont perdu cela de vue. Je suis pour le lyrisme, la compréhension, et je suis surtout pour que les gens qui vont au concert ne s’embêtent pas…» De grâce, que nous soit très vite offerte la chance de retrouver le nom de Delerue à l’affiche d’une salle de concert…

 

 


Photos et remerciements : Frédéric Gimello-Mesplomb.

Florent Groult
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