Je m'étais promis contribuer au beau topic de l'ami Van cleef, avec un billet sur
Tôru Takemitsu. En attendant, je m'interdisais d'intervenir sur ce thread, afin de m'assurer que la besogne soit faite ! Mais comme je savais que ça risquerait d'être un message un peu long, et que je suis flemmard de nature, et bien j'ai quelque peu laissé filer pendant tout ce temps (en me tenant néanmoins, avec constance, à mes engagements initiaux
). Qu'à cela ne tienne ! J'ai donc pris le taureau par les cornes afin de rédiger un petit message dédié à ce géant de la BO.
Alors bien sûr, il demeure également, et avant tout, le meilleur compositeur classique asiatique que le 20ème siècle nous ait offert (et il y en aurait des choses à dire sur les merveilles de son oeuvre de concert !), un musicien que l'on peut vraiment considérer comme un Debussy, japonais, d'après guerre... Non parce qu'il s'inspire de lui (et il s'en inspire c'est très net), mais parce qu'ils partagent réellement certaines aspirations similaires (cette obsession pour les évocations en tout genre etc,...)...
... mais nous sommes ici pour parler musique de film (d'ailleurs l'observation précédente se fait également beaucoup sentir dans ses BOF, ce qui est normal après tout) ! Ce qui n'est déjà pas une mince affaire
... même si, en définitive, ce post est surtout réservé à ceux qui ne le connaîtraient que peu ou pas.
J'ai ouï dire que le musicien traine souvent une étiquette "élitiste" ou "aride", alors que pourtant point du tout (ou en tous cas de très larges pans sont dénués de toute forme de difficulté d'accès
): au contraire, même lorsque sa musique fait preuve de la plus grande des exigences, c'est toujours pour laisser parler le tempérament et les sensations, les évocations ! Et c'est sans compter bon nombre d'oeuvres carrément décomplexées que livra le bonhomme (surtout dans ses BOF d'ailleurs !).
Donc, j'ai envie de dire que le grand éclectisme de notre ami japonais pourrait mener à scinder sa carrière cinématographique en 4 catégories pour plus de clarté: ainsi le mélomane dispose de différents angles d'attaque pour aborder la riche carrière du monsieur, qu'il soit néophyte en quête de jolies mélodies, ou amateur plus aguerri réclamant son lot d'accords tortueux et autres atmosphères improbables !
Versant mélodique
L'un des aspects les plus légers et grand public de l'ami Tôru: souvent de jolies petites ballades, mais enrichies de-ci de-là, par touches, d'harmonies raffinées (et même parfois carrément sublimes) et de ces couleurs si typiques dont le compositeur a le secret
... Mais il y a également des thèmes plus romantiques d'esprit !
Voici quelques exemples de travaux illustrant cette facette du personnage...
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Dodesukaden: sans doute sa BO la plus connue (avec celle de Ran), un peu comme une sorte de Kikujiro mais bien plus riche musicalement.
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Mozu (aka "The Shrikes"): superbe ! On se croirait en plein goldenage occidental ! Musique classe, orchestrations clinquantes, non mais quel charme !
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Kaseki, petite perle dont certains passages, impressionnistes, se révèlent d'une grâce affolante
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Moeru Aki
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Shiawase
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Tanin no Kao (aka "Face of Another"): un pastiche plutôt amusant
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Ki no Kawa (aka "The Kii River"): quelle belle musique, pleine de lyrisme !
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Akogare (aka "Longing")
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Taiheiyo Hitoribocchi (aka "Alone in the Pacific"): une bien belle musique, à mi-lieue entre la ballade et un post-romantisme très expressif... d'un dynamisme, mais surtout d'une espièglerie assez rare chez le compositeur
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Furyo Shonen (aka "Bad Boys")
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José Torres
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Niju-Issai no Chichi (aka "21-Year-Old Father"): Takemitsu s'essaye aux influences baroques !
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Subarashii Akujo (aka "A Marvelous Kid")
Versant évanescent et/ou coloriste
Là par contre c'est vraiment du lourd ! De la musique contemplative de tout premier ordre, souvent pleine d'évocations ou de réminiscences impressionnistes, sophistiquées, élégantes et émouvantes !
On a par exemple...
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Hanare Goze Orin (aka "Banished Orin"): chef d'oeuvre ! Toute la poésie et toute l'essence de Takemitsu sont contenus dans ce travail... un sommet du niveau de ses meilleures musiques pures !
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Akanegumo: arf, ça c'est de la grâce !
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Rikyu: très belle oeuvre, très fine, parcourue de quelques mesures atonales mais aussi de réminiscences baroques pour un résultat entre tension sous-jacente et atmosphère élégiaque
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Ran: l'un des monuments de sa carrière cinématographique, une musique opulente, aussi torturée et dramatique qu'une grande oeuvre romantique !
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Seigen-Ki: une écriture horizontale subtile et délicate, renforcée par une écriture verticale de grande classe, qui sait transformer certains passages en petits moments d'apesanteur tout ce qu'il y a de plus planant !
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Nihon no Seishun (aka "Hymn to a Tired Man")
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Ai no Borei (aka "Empire of the Passions"): encore un chef d'oeuvre dans lequel Takemitsu convoque toute sa science du mystère et de l'évocation !
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Kuroi Ame
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Ratai (aka "The Body")
Versant jazz
Domaine dans lequel Takemitsu a pas mal oeuvré, au gré de bien des films (notamment les polars) qui convoquaient ce genre de musique...
Parmi ces travaux...
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Karami Ai (aka "The Inheritance")
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Kawaita Mizuumi (aka "Dry Lake"): un très bon thème, bien dans l'esprit !
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Kurutta Kajitsu (aka "Crazed Fruit"): dans lequel, notamment, il s'amuse à déconstruire, avec subtilité (et un sens certain du grotesque), les clichés hawaïens !
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Namida o Shishi no Tategami ni (aka "Tears in the Lion's Mane")
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Ibun Sarutobi Sasuke (aka "Samurai Spy"): une musique qui, parfois, évoque un peu les habitudes de l'écriture sud américaine (Villa-Lobos et Jobim en tête)
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Saigono Shinpan (aka "Last Judgement"): notamment un bon thème principal, ironique, et assez "badass" en fait !
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Nihon Dasshutsu (aka "Nippon Escape"): du jazz qui vire carrément au trip contemporain !
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Dankon (aka "The Bullet Wounded")
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Tokyo Senso Sengo Hiwa
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Shiroi Asa (aka "The White Dawn"): du jazz cool et lancinant, à la limite de la bossa
Versant expérimental
Encore du lourd !
Une facette surprenante, pour laquelle, notamment, il fut souvent inspiré par le bruitisme et la musique concrète, fréquemment mêlé à la musique traditionnelle japonaise d'ailleurs !
Il faudrait également faire remarquer que Takemitsu fut souvent parmi les premiers (et parfois le premier), notamment dès le début des années 60, à appliquer les techniques musicales les plus avant-gardistes et les plus inventives au service du cinéma qu'il illustrait !
Dans le genre on a, par exemple...
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Suna no Onna (aka "Woman in the Dunes"): l'une de ses plus prodigieuses BO, où il fait usage de glissandi et pléthores d'autres procédés modernes afin de simuler l'écoulement du sable: imparable !
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Koto (aka "Twin Sisters of Koto"): Takemitsu se prend pour Webern dans ce recueil de moments musicaux souvent éminemment courts.
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Kemono-Michi (aka "Beast Alley"): partition moderne pour orchestrations cristallines, une petite pépite durant laquelle le temps se retrouve souvent suspendu !
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Kawaita Hana (aka "Pale Flower"): partition assez folle, dans laquelle on trouve pêle-mêle influences ultra-moderne, légères évocations jazzy et musique traditionnelle japonaise, le tout mixé ensemble
! C'est parfois quasiment une sorte de pré-"French Connection", mais à la sauce japonaise... carrément étonnant (et ça date de 1964) !
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Otoshiana (aka "The Pitfall"): alors là on est presque en plein trip boulézien, mêlé de musique concrète !
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Seppuku (aka "Harakiri")
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Shiro to Kuro (aka "White and Black"): certains passages (ces harmonies modales bien spécifiques) relèvent presque d'un Messiaen japonais... Mais le mieux c'est que ça ne s'arrête pas qu'à cet aspect là en plus ! whaou !
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Utsukushisa to Kanashimi to (aka "With Beauty and Sorrow"): un Takemitsu fleurtant avec l'esthétique sérielle, arf
!
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Yotsuya Kaidan (aka "Yotsuya Ghost Story" aka "Illusion of Blood"): et voilà enfin le mix ultime entre musique contemporaine et musique traditionnelle japonaise pour une atmosphère de folie (les instruments à vent y deviennent quasiment des complaintes fantomatiques) ! J'ai envie de dire CHEF D'OEUVRE !
Ce qu'il y a de bien avec Tôru, c'est que sa carrière nous fait souvent parcourir de larges pans (du film fantastique au polar bien noir, en passant par les fresques historiques les plus impressionnantes etc,...) des plus beaux fleurons du cinéma japonais
que, pour ma part, je continue de trouver plus intéressants que les délires en latex et carton pâte de notre ami Honda et de ses successeurs (spéciale dédicace à Emissary ).
mon top perso (sans vraiment d'ordre):
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Hanare Goze Orin
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Ran
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Yotsuya Kaidan
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Ai no Borei
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Mozu
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Suna no Onna
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Kemono-Michi
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Kaseki
En tous cas, ils peuvent en être fiers les japonais, de leur Takemitsu national
!