Contrairement à ce que l'humeur philistine la plus délétère t'a soufflé au creux de l'oreille, mon vieux Morty, les braves gaillards de Kritzerland n'ont aucunement eu besoin de se coiffer d'un peu seyant casque de spéléologue pour remonter Dementia à la surface. A bien des égards, le destin du film, d'abord condamné à un frileux incognito par sa nature de chair à saucisse pour drive-in, puis, bon nombre d'éons plus tard, sauvé des eaux noirâtres grâce à d'illustres cicérones, n'est pas sans évoquer Carnival of Souls, autre morceau de fantastique "vaporeux" qui ne savoura les honneurs d'une unanime panthéonisation qu'au terme d'une petite éternité. Dans les deux cas, la carrière morte-née de leurs géniteurs, tombée depuis longtemps en poussière, ne bénéficia jamais de cette reconnaissance trop tardive. Un bien lourd prix que payèrent ces cinéastes mavericks pour avoir refusé de marcher dans les clous.Morty a écrit :Ca faisait un moment que le label n'avait sorti une vraie béo et celle là ils l'ont vraiment cherché au fond d'un tiroir
Dementia de George Antheil. Un film fantastique/horreur/thriller de 1955 réalisé par John Parker. Un film assez court , à peine 1 heure. Une histoire sans paroles puisqu'il n'y a aucun dialogue.
Et puisque nous en sommes à parler de têtes brûlées, George Antheil se pose là. On dit de son caractère qu'il l'avait aussi bien trempé que celui de Bernard Herrmann, ce qui n'est pas rien. Malgré tout le talent du trublion (ouvrez donc toutes grandes vos oreilles, gentlemen !), son intransigeance valut à son oeuvre pour la scène classique de connaître moult déboires, et le conduisit par surcroît à peu à peu dédaigner ses partitions de cinéma, dont certaines, selon ses termes, étaient tout juste bonnes à remplir la marmite. A lui seul, pourtant, Dementia expédie au diable l'amère sentence. Trop heureuse qu'on lui apporte sur un plateau un film avare en bruitages et vierge du moindre dialogue, la musique s'empresse de l'envahir jusque dans ses plus tortueuses encoignures, exacerbant à plaisir l'inquiétante étrangeté d'une odyssée nocturne où la mort et la folie règnent, souveraines.
Un tel festin d'onirisme cauchemardesque eût mérité, c'est certain, les fastes du tapis rouge. Las ! Il faudra se contenter d'une édition de bric et de broc, ayant puisé sa substance à même le film et non dans les bandes d'origine qu'on suppose égarées, à l'instar de l'héroïne névrosée, dans quelque enfer fuligineux. La plupart des sons parasites sont passés heureusement à la trappe, mais le confort d'écoute n'en demeure pas moins ici une donnée toute relative. Ceci pour dire qu'un réenregistrement immaculé ne serait pas de refus... Mais l'on y perdrait au passage un élément fondamental, impossible à dupliquer : les hululements hypnotiques de Marni Nixon, dont l'omniprésence finit de couper le mystérieux récit du monde des vivants.
Non content d'avoir conduit d'une baguette autoritaire l'enregistrement de Dementia, Ernest Gold se paye le luxe de conclure l'album Kritzerland par son excellent concerto pour piano. Mieux qu'un vulgaire bonus ne visant qu'à combler deux ou trois espaces vacants, cette oeuvre enlevée, pleine de vigueur et de feu, représente au contraire un atout du charme le plus piquant, une raison supplémentaire de succomber à un disque certes perfectible, ainsi qu'on l'aura compris, mais sans cesse passionnant.