Francesco De Masi (1930-2005)

Une autre histoire de l'Ouest (1/2)

Disques • Publié le 25/03/2016 par

Francesco De MasiL’ombre du géant Morricone cache nombre de ses compatriotes compositeurs. C’est une évidence. Il en est cependant quelques-uns (Bruno Nicolai, Stelvio Cipriani et j’en passe…) qui ont réussi à se faire un petit nom dans le domaine de la musique de film. Et parmi ceux-ci, Francesco De Masi est sans doute celui qui a la filmographie la plus imposante. Jugez plutôt : le bonhomme a plus d’une centaine d’oeuvres à son actif, touchant tous les genres ou presque, du giallo au film d’horreur, de la comédie doucereuse au film d’amour, du documentaire aux séries TV, du péplum au western ! Et c’est dans ce dernier que sa contribution est sans doute la plus prolifique, tant il est vrai qu’il serait vain d’en faire ici un état des lieux exhaustif. Le western italien ou « italo-western » (ou bien encore appelé de manière quelque peu péjorative par nos amis d’outre-Atlantique « western spaghetti ») peut s’enorgueillir de compter dans ses rangs un si précieux collaborateur.

 

La musique des westerns de De Masi a une forte personnalité, caractérisée le plus souvent par des thèmes magnifiques, souvent chantants, et (presque) toujours aisément mémorisables. L’une des choses les plus intéressantes, lorsqu’on se prend à analyser son immense production, est de constater la cohérence dans la progression de son œuvre. Si, au début tout au moins, il digère et intègre les influences hollywoodiennes en essayant de garder l’esprit des grands espaces hérité de la musique « americana » ou « coplandienne », De Masi en arrive rapidement à fonder son propre style : ligne mélodique épurée et gimmicks d’écriture en tête. L’un des plus reconnaissable (car présent dans de nombreuses partitions) est cette signature aux timbales (souvent) ou à la basse électrique (parfois). (figure 1)

 

Cette figure sera maintes fois employée pour séparer deux répétitions de phrase mélodique ou pour assurer une transition entre le thème principal et son développement. A l’instar du « motif du mal » ou de la mort de James Horner, ce petit motif a le mérite d’être simple et efficace, deux qualités indispensables pour un compositeur qui doit se plier aux cadences infernales de production des westerns de l’époque (surtout entre 1965 et 1970).

 

Il Segno del Coyote

 

LES PREMIERS PAS DE FRANCESCO DE MASI


A Hollywood, le début des années 60 correspond encore à l’héritage des cadors de la musique de western (Steiner, Moross, Newman, Tiomkin, Harline, Waxman entre autres) même si des « petits nouveaux » comme Elmer Bernstein introduisent des éléments issus du jazz (notamment les rythmes syncopés) dans leurs partitions. La première rencontre de De Masi avec le western italien intervient avec Il Segno del Coyote (La Griffe du Coyote). Dans ce film de 1963, un justicier (qui se fera appeler, vous l’aurez deviné… le Coyote, toute ressemblance avec un dénommé Zorro n’est pas du tout fortuite) vient à la rescousse de mexicains maltraités, peu après l’annexion de la Californie en 1850 en tant que 31ème état des USA. La musique de De Masi, alors seulement âgé d’à peine 33 ans, est encore très proche des codes créés par nos légendes de la musique hollywoodienne. Le thème principal (figure 2) est abordé d’abord par le hautbois soutenu par une harpe et des cordes discrètes. Rien de plus classique, en somme.

 

Le développement de ce thème est là aussi relativement attendu (la trompette entonne un Deguello – sorte de musique militaire faite pour galvaniser les troupes et miner le moral de l’adversaire, dont le plus bel exemple reste celui de Rio Bravo, air célèbre et entêtant de Dimitri Tiomkin). Le suspense est évoqué par une combinaison de clarinette basse et de cordes jouant les notes avec tremolos. On notera toutefois une très ponctuelle intervention de guitare sèche dans des morceaux à la tonalité plus bucolique, voire romantique. Mais lorsque notre Coyote doit s’employer à sauver la veuve et l’orphelin, les cuivres n’hésitent pas à se montrer virils, les cordes virevoltent, le rythme adopte un côté ternaire, syncopé, très caractéristique des westerns hollywoodiens. Bref, vous l’aurez compris, Francesco De Masi reste en terrain connu. Il n’y a d’ailleurs pas matière à lui faire de reproche spécifique car, la même année, Morricone met en musique Duello nel Texas (Duel au Texas) et reprend tout l’attirail de la musique de film americana, rythme syncopé, cordes chaloupées, guitare sèche et banjo (très évident dans la chanson A Gringo Like Me interprétée par Peter Tevis).

 

L'Uomo della Valle Maledetta

 

1964 est l’année de sortie du premier volet de la trilogie Leonienne des dollars. Avec Per un Pugno di Dollari (Pour une Poignée de Dollars), Morricone change les règles du jeu : il introduit des sonorités jusque là inhabituelles dans le western, comme la guitare électrique, des instruments à vent poussés dans leur registre le plus aigu, le sifflement (qui deviendra presque une marque de fabrique). Et cette année là, De Masi met en musique deux westerns italiens. Le premier, L’Uomo della Valle Maledetta (L’Homme de la Vallée Maudite) marche encore dans les pas de ses cousins américains avec un thème haut en couleur (figure 3) qui n’est pas sans rappeler le Jerôme Moross de The Big Country (Les Grands Espaces), ce qui n’est pas un mince compliment ! Le violon solo est fréquemment employé dans les scènes intimistes. Mais déjà, on sent chez De Masi l’envie d’apporter un peu de nouveauté : il utilise ainsi le piano dans un registre très grave pour marquer les moments de tension.

 

Dans le second film pour lequel il compose cette année-là, Alla Conquista dell’ Arkansas (Les Chercheurs d’Or de l’Arkansas), De Masi écrit un thème principal en mode majeur pour évoquer les grands espaces, une mélodie portée par les cuivres (figure 4) et accompagnée par deux sections de chorale masculine et féminine. On remarquera ici que le thème est encore empreint d’americana et fleure bon le grand Ouest, beau et sauvage, notamment par l’utilisation de la gamme pentatonique (comme dans The Big Country) à laquelle De Masi fait toutefois une entorse en plaçant le fa en note pivot. On est encore proche du scoring hollywoodien de l’époque, mais De Masi expérimente et s’en détache peu à peu. L’année qui suit sera pour lui une année marquante à plus d’un titre…

 

Il Ranch degli Spietati

 

1965 : L’ANNÉE CHARNIÈRE


En cette année 1965, le nom de De Masi est associé à trois productions marquantes. Tout d’abord, Il Ranch degli Spietati (Violence à Oklahoma) sort sur les écrans italiens en mars 1965. Le thème, chanté par la chorale I Cantori Moderni sous la direction de son complice Alessandro Alessandroni (qui apparait également au sifflement), robuste et malléable à la fois, est splendide de force et de simplicité (figure 5). C’est au sein de ce générique qu’intervient pour la première fois le fameux motif aux timbales (voir figure 1). Le reste de la musique, quant à elle, oscille entre piano bastringue (figure 6, avec ses mesures qui se répètent) et reprise du thème principal avec guitare électrique à la rythmique et cordes jouant de merveilleuses lignes de fioriture. L’harmonica du compère de toujours, Franco de Gemini (dont le fils, Daniele, est, pour l’anecdote, à l’origine du label italien BEAT Records) se faufile discrètement au milieu de la partition et donne parfois un thème sautillant et guilleret (figure 7).

 

Puis, De Masi fait une incursion dans le western comique avec Per un Pugno nell Occhio (film qui, semble-t-il, n’a pas franchi les limites transalpines), une parodie de Per un Pugno di Dollari. Guitare acoustique, basse, flute, xylophone, cloches tubulaires, clavecin, guimbarde sont du voyage, le tout en prenant la voie du mickey mousing de l’illustre Carl Stalling. La partition est fraiche et ne se prend pas au sérieux un seul instant. Le compositeur italien ne se contente pas de montrer son talent en développant son thème au gré des aventures du duo d’acteurs comiques, il confectionne également quelques pastiches, tantôt de flamenco, tantôt de tango.

 

Enfin, pour terminer cette année 1965, le Maestro signe la musique de Una Bara per lo Sceriffo (Un Cercueil pour le Sherif). Le film contient relativement peu de musique (à peine un peu plus de 30 minutes), mais c’est une partition de grande classe qu’il nous livre. Outre la signature du motif des timbales (voir figure 1), le compositeur crée une mélodie imparable (figure 8), qui est immédiatement transformée en chanson (A Lone And Angry Man, interprétée par Peter Tevis et une chorale mixte). On peut remarquer ici une des techniques de De Masi pour rendre un air immédiatement mémorisable : la mélodie est composée de deux phrases. La note finale de la première (qui correspond à la fin de la deuxième mesure) est un sol et on retrouve un sol à l’octave supérieure à la fin de la deuxième phrase. C’est un procédé à la fois simple et terriblement efficace. Pour ajouter encore un peu de valeur à cette musique (comme si elle en avait besoin !), l’harmonica se fait plus présent que dans les scores précédents avec, notamment, une merveille de reprise du thème principal. On note encore, ici et là, quelques réminiscences de l’atmosphère de Rio Bravo, avec l’intervention d’une trompette ad-hoc, mais le « style De Masi » s’affirme.

 

Una Bara per lo Sceriffo

 

L’AFFIRMATION DU STYLE DE MASI


L’année 1966 voit De Masi écrire deux petites pépites. Sette Dollari sul Rosso (Gringo Joue sur le Rouge) permet au compositeur italien de montrer, une fois de plus, son sens mélodique, empreint de simplicité sans pour autant délaisser les nuances. Une fois n’est pas coutume, l’album sorti chez BEAT Records ne s’ouvre pas sur la mélodie principale (qui donnera naissance à la chanson A Man Must Fight interprétée par Peter Tevis – figure 9) mais sur un morceau où la guitare sèche donne le rythme et la trompette solo évoque avec brio le cavalier solitaire parcourant l’Ouest. Une fois de plus, ce qui frappe l’auditeur c’est la simplicité et en même temps la force de cette entêtante ritournelle. La signature des timbales (voir figure 1) est ici jouée plus lentement et à la basse électrique, conférant aux images, on le devine, une lenteur menaçante.

 

De son côté, l’harmonica de Franco de Gemini entonne le « vieux tube » (très populaire aux USA) The Yellow Rose Of Texas avec un engouement et une joie toute communicative (figure 10). De Masi adore utiliser des airs traditionnels issus du folklore de l’Ouest américain, soit pour les afficher de manière épurée, soit pour les détourner et les intégrer à sa partition. La teneur globale du score est plutôt crépusculaire mais, De Masi oblige, reste souvent mélodieuse. Le thème principal (figure 9) est repris et développé non sans malice et une pointe de nostalgie plane sur tout le reste de la partition. On peut noter également un morceau de plus de cinq minutes au piano solo dans les bonus du disque : rien que pour celui-ci (extrêmement bien écrit), avec son aspect sonore un peu suranné tendance Scott Joplin, la partition toute entière, dépassant l’heure d’écoute, mérite que l’on s’y arrête.

 

Sette Dollari sul Rosso

 

Si Sette Dollari sul Rosso surprend un peu par son côté sombre héros (!), ce n’est pas le cas du lumineux Arizona Colt. Le personnage éponyme (un Giuliano Gemma impérial et roublard), célèbre chasseur de prime, se retrouve emprisonné à tort dans une petite ville du désert américain. Il est délivré par un certain Watch qui sillonne les villes, avec sa bande de pillards, afin d’enrôler de nouveaux tireurs. Arizona Colt refuse de se joindre à eux… Ainsi commencent les ennuis de notre pistolero et notre plaisir auditif par la même occasion. Plaisir semble le mot juste tant la mélodie principale est une pure splendeur. Le disque s’ouvre sur le thème principal (figure 11) du chef d’œuvre De Masien joué d’abord à la guitare électrique sur fond de cordes produisant de merveilleuses fioritures. Le thème est développé ensuite à l’harmonica puis au sifflement du maître en la matière, Alessandro Alessandroni. La chanson titre, basée sur le thème principal, est signée du duo De Masi et Alessandroni et interprétée par un certain Raoul (de son vrai nom Ettore Lovecchio). Si vous ne connaissez pas Raoul, vous allez vous prendre une ordonnance, et une sévère ! Raoul va en effet travailler à plus de vingt reprises avec le Maestro italien ! C’est donc le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux hommes.

 

Dans cette partition, Francesco De Masi fait quelque peu évoluer sa signature de cinq notes (figure 1) en un motif syncopé de trois notes à la basse électrique (figure 12), ce qui donne à la musique un aspect plus « cool » pour notre héros. Dans les morceaux intitulés Gordon Watch et La Banda di Gordon Watch, le motif joué par les cordes (figure 13) n’est pas sans rappeler la musique du « bad guy » Calvera de The Magnificent Seven (Les Sept Mercenaires). La mélodie principale est tellement accrocheuse qu’elle a ensuite servi d’indicatif à une série documentaire produite en Italie sur l’histoire du western transalpin ! Autant dire, que pour les italiens, ce thème résonne de manière particulière.

 

Francesco De Masi, sur le territoire national tout au moins, commence à se faire un nom dans le métier et plus particulièrement dans le genre du western. Les années qui suivront en seront le témoin…

 

Arizona Colt

Christophe Maniez
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