Microcosmos (Bruno Coulais)

L'invention de l'amour

Décryptages Express • Publié le 15/05/2017 par

MicrocosmosMICROCOSMOS (1996)
Réalisateurs : Claude Nuridsany & Marie Pérennou
Compositeur : Bruno Coulais
Séquence décryptée : L’Amour des Escargots (0:15:43 – 0:17:48)
Éditeur : Auvidis

 

C’est bête une bête. Surtout les petites. C’est même à ça qu’on les reconnaît. Difficile, en effet, de projeter autant d’émotions anthropomorphes sur des êtres vivants dépourvus de visages, à l’anatomie, la gestuelle ou aux interactions sociales si éloignées des nôtres. Bref, on pourrait les imaginer naturellement étrangères à la photogénie indispensable au cinéma. Ce serait oublier que comme tout art, son moteur est le besoin si humain de voir le monde comme le miroir de nos sentiments. Et ça, Claude Nuridsany et Marie Pérennou s’en souviennent. C’est même le fondement de leur incongru projet, Microcosmos.

 

Étudiant en biologie devenu photographe, Claude Nuridsany développe avec Marie Pérennou une esthétique à la croisée des regards : celui, rationnel et fasciné par la découverte des lois de la nature du scientifique, et cette émotion communiquée par l’œil, dont le mécanisme demeure si mystérieux : le sentiment du beau, qu’avant même d’avoir été spectateur de l’art humain, nous avons éprouvé en regardant nos semblables, ou face au spectacle de la nature.

 

C’est bien celui-là qui nourrit leur cinéma, même si leur démarche apparaît, à première vue, comme celle d’explorateurs curieux de nous faire partager leurs étonnantes découvertes dans un univers du minuscule que nous n’avions jamais vu de la sorte auparavant. « Comme si on y était », aurait-on pu promettre sur l’affiche en guise d’aguiche. Or c’est justement de cela qu’il s’agit : pas tant de se mettre à hauteur de petites bêtes que de les amener, elles, à la nôtre. Petites vicissitudes et grands drames compris. A l’image de ce bousier, dont les innombrables aléas de parcours, alors qu’il tente de pousser sa boule, finissent, mis bout à bout, par former un tel calvaire qu’on ne peut que s’apitoyer sur sa triste condition, et lui prêter un courage inversement proportionnel à son absurdité. Lui, bien entendu, est aussi étranger à ses émotions que nous à son existence sans conscience.

 

Microcosmos

 

De même ces escargots, répondant au programme de leur espèce, et dont les cinéastes décident de filmer la rencontre comme une apothéose romantique. Cette fois, il va falloir convoquer tous les outils de la grammaire du cinéma de fiction pour forcer l’identification. La tâche est rude : presque tout le monde sait que les escargots n’ont même pas un genre défini au sens où l’homme l’entend. Difficile d’imaginer acteurs plus improbables pour interpréter la grande scène d’amour du film.

 

Le mot est lâché. Et c’est d’ailleurs le titre de la scène sur le disque : L’Amour des Escargots. Bruno Coulais, son compositeur, verra sa contribution saluée d’un César, reconnaissance lucide du rôle essentiel de sa musique dans le dispositif du film. La mise en scène ne démérite pourtant pas : profitant du brusque repli d’une corne, le monteur nous fait croire qu’un des amants joue les timides, et les lents mouvements de caméra caressent les carapaces et les corps suintant de mucus suivant le rythme des effeuillages les plus érotiques. Pourtant, reposant sur ses seuls bruitages naturels, la scène n’aurait pour d’autre effet que de faire sourire. Coulais, conscient de la hardiesse de l’analogie tentée par les réalisateurs, fait preuve d’humour tout autant que d’audace. Si l’image emprunte tout à la grammaire de la scène érotique, lui peut donc se permettre de convoquer celle de l’air d’opéra italien, comble, dans son genre musical, du romantisme. Aria aussi brève qu’intense, chantée avec conviction par Marie Kobayashi, L’Amour des Escargots pourrait être tiré d’un livret de Rossini ou Donizzeti. L’écart entre le lyrisme déployé dans la mélodie et le chant et la nature des protagonistes de la scène est drôle, bien entendu. Et même : il n’est pas tellement plus réduit que lorsque nous sommes invités à reconnaître dans les silhouettes replètes ou rubicondes des ténors et divas les amants émaciés et torturés des histoires qu’ils interprètent.

 

Si Coulais ne nous apprend rien sur les escargots, nous rappelant par contre à quel point notre connaissance des codes du cinéma est devenue intime et conditionne notre regard, il réaffirme malicieusement leur puissance et leur inaltérabilité. Qu’on en rie ou pas, impossible de regarder les gastéropodes de Microcosmos autrement que comme des amants passionnés se retrouvant enfin pour se livrer aux plaisirs de l’amour. C’est bête, la musique de film.

 

Pierre Braillon
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