The Elephant Man (John Morris)

Carnaval

Décryptages Express • Publié le 06/02/2017 par

THE ELEPHANT MAN (1980)The Elephant Man
Réalisateur : David Lynch
Compositeur : John Morris
Séquence décryptée : The Nightmare (1:24:50 – 1:30:30)
Éditeur : Milan Music

 

« Car le beau n’est rien d’autre que ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore supporter. »
R.M. Rilke

 

Craignant que le public ne se méprenne sur le film qu’il allait découvrir, Mel Brooks refusa de laisser apparaître son nom sur les cartons du générique d’Eléphant Man. Le projet lui tenait à cœur au point de s’effacer complètement derrière le sujet et la vision qu’en avait le réalisateur choisi, un David Lynch débutant, à la sensibilité éloignée aussi bien des standards hollywoodiens que du cinéma de Brooks, qui caressa d’ailleurs un temps l’idée de le mettre en scène lui-même. Pourtant, pour discrète qu’elle soit, l’influence du réalisateur de Blazing Saddles et Frankenstein Junior est prégnante, l’accompagnement musical du film revenant à John Morris, son compositeur attitré. Ironiquement, alors qu’il a toujours illustré les comédies réalisées par Brooks par des musiques respectant les codes des genres revisités, c’est pour le film tragique que ce dernier produit que Morris va recouvrir à une authentique parodie musicale.

 

Et qu’elle est cruelle, cette parodie, qui barbouille en une caricature grotesque les scènes délicates décrivant l’accession de John Merrick à la société des hommes. Longtemps traité comme une bête, exploité comme telle et pris pour un attardé, celui qu’on surnomme l’homme-éléphant connait depuis quelques semaines une rédemption inespérée, après avoir croisé le chemin du chirurgien Frederic Treves, qui l’arrache à son cruel propriétaire sous le prétexte de le remettre sur pied, et l’abrite dans une chambre de l’hôpital où il exerce. Mis en confiance, redécouvrant son nom, Merrick ne retrouve pas tant son humanité qu’il accepte de la laisser voir, et se grise qu’elle lui soit enfin reconnue. Le spectateur, sur ses gardes, redoute bien entendu le moment ou le monstre paiera le prix fort pour s’être laissé aller à fendre son armure de chairs amalgamées. C’est évidemment au plus intime de sa nouvelle vie que le sel va être versé sur ses vieilles plaies.

 

Surgissant dans l’appartement de Merrick, la bande de compagnons de beuverie du pub voisin, que seul lie le goût de l’alcool et de l’humiliation de plus misérables qu’eux, s’invite sans permission pour une fête virant au saccage et n’ayant d’autre but que la torture du fragile occupant des lieux. Démarrant avec l’intrusion du portier de nuit qui s’est fait payer pour les laisser entrer, la musique souligne dans un premier temps la menace et la panique ressenties par Merrick et nous associe à ses émotions. Sous les poussées de cordes rudoyant les quelques notes du célesta reflétant la fragilité intérieure de Merrick, le début de la scène construit un suspense musical sinusoïde accompagnant la surenchère de tortures. Toute la séquence répond à une esthétique du détournement et du sous-entendu parodique : dialogues ironiques, rituels de convivialité parodiés jusqu’au grotesque (s’embrasser, boire un verre ensemble, danser) qui deviennent ici des outrages et des humiliations insupportables. Alors, en guise d’acmé musicale, Morris va nous surprendre en basculant brusquement dans un registre complètement différent, une parodie grotesque de son propre thème principal éclairant tout à coup la scène d’une autre lumière, en nous obligeant à adopter le point de vue des bourreaux.

 

The Elephant Man

 

Préparée par une montée de cordes angoissées, c’est une reprise foraine du thème de John Merrick qui nous cueille en haut du crescendo. Morris, compatissant, semblait prêt à pointer de la baguette l’inhumanité des tortionnaires, et voilà qu’il lui donne des accents de parade triomphale qui pourraient couronner le clou d’un spectacle de cirque. Si le registre forain, sollicité plus tôt dans le film à l’occasion de la représentation itinérante de monstres dont l’homme-éléphant est la pièce maîtresse, ressurgit ici, c’est avec la plus cruelle des ironies. John Merrick, découvert dans un cirque, pensait lui avoir échappé. John Morris nous fait comprendre avec cruauté qu’il n’y a pas d’évasion possible pour l’homme-éléphant : il est le cirque, dès lors que ceux qui le regardent décident de le voir comme un phénomène de foire. Son humanité ne tient qu’à sa reconnaissance par les autres. C’est cette réciprocité du regard indispensable qui est littéralement bafouée par la torture la plus terrible infligée par le portier de nuit : la confrontation forcée de Merrick à son propre reflet. A la fois séparé des autres, et abandonné à la conscience de sa difformité, John Merrick est peut-être plus seul que jamais.

 

En tordant le thème qu’il a associé depuis le début aux pensées les plus intimes de Merrick, Morris livre la plus cruelle des parodies pour nous faire éprouver la joie dégradante des tortionnaires, un choix audacieux, mais qui nous met dans une position autrement plus dérangeante que la compassion du début de la séquence : et nous ? Sommes-nous prêts à aller jusqu’à nier son humanité à celui qui a l’aspect d’un animal, pour pouvoir jouir sans mauvaise conscience de sa souffrance ? On ne peut être humain que si on est regardé comme tel. Le plus délicat des hommes peut être réduit à son apparence monstrueuse et traité comme la plus insensible des bêtes. Une mélodie émouvante et pudique peut, par la caricature, devenir la plus moqueuse, entraînante et destructrice des farces. John Morris nous rappelle qu’elle est pour sa victime d’une violence à la hauteur du plaisir de ceux qui en jouissent. Plus on se moque, plus on tue. Une leçon de morale implacable, assénée par la baguette du compositeur, dans laquelle Mel Brooks s’est sans doute profondément reconnu, lui qui n’a jamais cessé de délivrer la même dans ses meilleures comédies.

 


Cette chronique est évidemment dédiée à la mémoire de John Hurt, mort le 25 janvier 2017, qui pour se mettre dans la peau de John Merrick accepta de se faire poser 12 heures durant, chaque fois que nécessaire, le maquillage lui donnant l’apparence de l’homme-éléphant. Il n’y a sans doute rien à dire de plus pour mesurer ce que représentait pour lui le geste du comédien.

 

John Hurt en pleine séquence de maquillage

 

Pierre Braillon
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