The Pirate (Cole Porter & Lennie Hayton)

Coeurs Caraïbes

Décryptages Express • Publié le 30/01/2017 par

THE PIRATE (1948)The Pirate
Réalisateur : Vincente Minnelli
Compositeurs : Cole Porter & Lennie Hayton
Séquence décryptée : Pirate Ballet (0:56:00 – 1:00:25)
Éditeur : Rhino Handmade

 

Un inédit de Michael Curtiz, miraculeusement sauvé des eaux ? Un véhicule oublié pour Errol Flynn, redécouvert après des décennies de purgatoire ? Autant d’hypothèses pas si farfelues que cela, qui fusent dans notre cerveau à la vue de cette scène d’apocalypse où ferraille et bondit un intrépide spadassin de swashbuckler. Sous la tunique échancrée, ce n’est pourtant que Gene Kelly qui toise, l’air fanfaron, les nuées d’assaillants faisant cercle autour de lui. Et la mise à sac d’une ville sise en bord de mer par des pirates sanguinaires n’est rien qu’un fantasme de jouvencelle, en l’occurrence Judy Garland, victime consentante de son imagination fébrile. Au royaume des faux-semblants et des masques arborés tels des loups de carnaval, la comédie musicale est reine ! Et faites confiance à la partition, enlevée, exhalant à pleines bouffées le musc enivrant de l’aventure, pour ne rien dévoiler de la supercherie malicieusement ourdie par ce gredin de Kelly.

 

Quelques bobines auparavant, on avait vu Manuella, notre héroïne en quête de sensations fortes, chanter de toute sa vigueur les incomparables faits d’armes de Macoco, alias Mack the Black, empereur de la flibuste que ses ennemis ne parvinrent jamais à saisir dans leurs filets. Pareillement déchainés, Cole Porter aux alexandrins et Lennie Hayton, venu lui prêter main-forte derrière son pupitre (sans omettre de mentionner le support du merveilleux orchestrateur Conrad Salinger, pilier de la MGM), faisaient offrande à la terreur des sept mers d’un hymne redoutable, source d’effroi pour la plèbe sans défense, mais caparaçonné de cuivres irrésistiblement séduisants pour les jeunes pousses rêvant de trésors et d’évasion, au-delà de la ligne bleutée de l’horizon. Ce thème, le voici revenir en force au cours d’un songe spectaculaire, saturé de pyrotechnie et des traits écarlates du Technicolor. Pirouettant entre les colonnes ardentes, le saltimbanque Serafin est devenu pour de bon celui dont il a usurpé l’identité. Les hommes le craignent, les femmes défaillent, le tonnerre des percussions, roulements de tambour et caisse militaire mêlés, dessine pour lui les glorieux contours d’une immense haie d’honneur.

 

Gene Kelly et Judy Garland

 

Et ils ont raison, tous autant qu’ils sont, de s’attendre au pire ! L’heure de la curée a sonné pour Mack the Black, qui charge sabre au clair, fouette l’air de sa lance tel un artiste martial exécutant un kata millimétré, et embrase le décor à l’aide d’une foultitude de torches. A chaque nouvelle déprédation, l’orchestre succombe un peu plus, et avec quelle volupté, à la frénésie du pillage. Ce tissu harmonique, aussi soyeux qu’il étincelle de fureur, déroule ses replis pourpres au diapason des travellings virtuoses de Vincente Minnelli, qui n’a peut-être jamais imaginé autant qu’ici les parenthèses dansées inhérentes au musical comme de formidables panneaux coulissants, dont le perpétuel va-et-vient brouille tout distinguo entre rêve et réalité. Manuella, en tout cas, y perd son latin. Au point d’érotiser en rouge et noir les sauts de cabri du malin Serafin, qui ne fait, après tout, qu’intimider un âne paisible de la pointe de son bâton.

 

Est-ce par la faute de cette stylisation poussée à l’extrême ? De ce marché de dupes où les protagonistes jouent en permanence à être quelqu’un d’autre ? Trois ans après l’échec de Yolanda And The Thief (Yolanda et le Voleur), chatoyante fantaisie déjà réalisée par Minnelli, le producteur Arthur Freed, pourtant habitué à changer tout ce qu’il touchait en or, essuyait avec The Pirate un nouveau et cinglant revers. L’artificialité revendiquée à tous les étages de la comédie musicale ne pouvait donc faire l’économie d’un socle « réaliste » (bon nombre des classiques du genre se déroulent au sein d’un cadre tout ce qu’il y a d’ordinaire), sous peine d’aiguillonner la défiance du public à l’encontre de la pure fantasmagorie. Rien ne put conjurer le mauvais sort, ni les fastes d’une œuvre scintillant de mille feux, ni les cuisses nues de Gene Kelly, qui lui valurent malgré tout un tombereau de lettres enflammées… Ni même Cole Porter et ses comparses, ceux-ci n’ayant jamais récolté de leur vivant les dithyrambes dont The Pirate finit, avec les années, par être couronné. En catapultant les clameurs corsaires d’un Erich Wolfgang Korngold au beau milieu des entrechats insolents et des pas de deux, au moins avaient-ils pris du sacré bon temps.

 

Benjamin Josse
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