Histoire de Fantômes Chinois (James Wong & Romeo Diaz)

Tao on the beat

Décryptages Express • Publié le 20/06/2016 par

SIEN NUI YAU WAN / A CHINESE GHOST STORY (1987)A Chinese Ghost Story
Réalisateur : Ching Siu-Tung
Compositeurs : James Wong & Romeo Diaz
Séquence décryptée : Dao (Rap) (0:47:43 – 0:48:47)
Éditeur : Inédit

 

Un éclair zèbre une nuit bleue. Le bleu magique des productions Film Workshop de la fin des années 80, quand à Hong-Kong, presque en secret, se fabriquait le cinéma le plus inventif et libre du monde. C’est l’éclair que Tsui Hark cherche à la capturer dans sa bouteille 24 fois par seconde. Capable de superviser cinq films par an, Hark déploie une énergie qui, quand elle ne le dépasse pas, épuise ses collaborateurs. Ils sont quelques uns, pourtant, à s’accrocher à lui, et à continuer de glisser sur la crête de cette nouvelle vague dont il a été l’un des initiateurs et qui, sur les plateaux de la Workshop, semble ne jamais devoir trouver de rivage ou s’épuiser. Parmi ces premiers fidèles, Ching Siu-Tung, chorégraphe et réalisateur alors débutant, Leslie Cheung, idole de cantopop et acteur de seconds rôles qui doit à Hark le passage au premier plan dont il rêvait, et James Wong, talentueux mélodiste qui a scellé son pacte artistique en mettant en musique deux films précieux pour le réalisateur : Shangaï Blues et Peking Opera Blues.

 

La musique n’a jamais été la grande affaire du cinéma de Hong-Kong. Là ou les italiens ont réussi, dans des conditions économiquement tout aussi inégales, à déployer un imaginaire musical original et puissant, au point de surpasser parfois dans l’inconscient collectif ses modèles américains (on pense à Morricone, qui restera peut-être le musicien synonyme de western pour le grand public), les compositeurs de l’ex-colonie demeurent, jusqu’à la prise de pouvoir des studios chinois et les grandes coproductions destinées au public occidental, des « cinquièmes roues du carosse » (1), contrairement à leurs collègues japonais, dont certains se sont vite imposés. Les réalisateurs et producteurs ont souvent été les premiers, d’ailleurs, à négliger leurs compositeurs. Dans le meilleur des cas, ces derniers font l’objet d’un peu d’attention quand il s’agit d’emballer une chanson pour la vedette du film, destinée à accrocher le public qui achète ses disques.

 

Wu-Ma

 

Tsui Hark, qui a toujours su, sous ses allures de terroriste de la pellicule, allier l’ancien et le moderne et se plier aux traditions qu’il respecte, reprend à son compte une partie de cette formule. Le générique de début d’Histoire de Fantômes Chinois se déroule donc sur une chanson interprétée par Leslie Cheung. Mélange de synthés, d’instruments traditionnels acoustiques et électriques, le précipité musical inaugurant le film est programmatique, annonçant un score mariant rythmique et orchestration à la mode avec des harmonies traditionnelles. Solidement enraciné dans la mémoire cinéphile de Tsui Hark (le film est le remake, dont il rêve depuis toujours, de The Enchanting Shadow), Histoire de Fantômes Chinois sait d’où il vient, mais jamais où il va, tout en s’y précipitant à un train d’enfer. Dans ce film semblant improvisé au jour le jour, chaque scène, chaque idée, jusqu’à la plus insensée, trouve pourtant sa place avec un naturel qui ne peut s’expliquer que par la grâce créative qui touche alors les saltimbanques de la Film Workshop. Et quand il s’agit de nous cueillir au dépourvu, James Wong n’est pas le dernier.

 

Annoncée par cet éclair striant la nuit ensorcelée baignant le temple de Lan Jou, l’invasion des créatures des enfers va se heurter à la volonté et aux pouvoirs martiaux d’un épéiste taoïste. Mais tout chevalier hors pair qu’il soit, le moine cherche à se donner un peu de courage. Quoi de mieux que de défier l’ennemi tout en se préparant, en exécutant un tao aérien ? Bien entendu, cette scène, l’entraînement du pratiquant, qui est également une méditation, est un des passages obligés du cinéma martial chinois, auquel le personnage du taoïste rattache Histoire de Fantômes Chinois. Mais on ne l’a encore jamais vue comme ici. « Tsui et moi avons eu l’idée en quelques minutes dans l’avion entre Cannes et Hong-Kong, alors que nous sortions d’une semaine de fêtes délirantes. Cela valait bien ces dizaines de nuits sans sommeil et ces partitions sans cesse remaniées (…) Je sais que si on se rappelle de moi, ce sera probablement pour ce rap du moine taoïste. » (1)

 

A Chinese Love Story?

 

Formidable intuition que celle du compositeur et du cinéaste. Reprenant à leur compte la fascination exercée par le ciné kung-fu sur le milieu du hip-hop et du rap US, Hark et Wong démontrent en une séquence le génie du premier et la disponibilité du second aux idées les plus folles : faire un cinéma totalement chinois, inimaginable n’importe où ailleurs qu’à Hong-Kong, et dans le même mouvement relier des contre-cultures que rien ne semble rapprocher. Six ans après la sortie du film, Ol’ Dirty Bastard et RZA parsèmeront le premier album du Wu-Tang Clan, Enter The 36th Chamber, de samples extraits de films de kung-fu.

 

Bien entendu, Tsui Hark et James Wong n’inventent pas cette universalité. Bruce Lee, le premier, l’a vue et voulue, quinze ans avant. Mais en 1987, le producteur et le musicien en sont sans doute les plus conscients à Hong-Kong, et savent d’instinct comment nous la montrer et nous la faire entendre. Wu-Ma virevolte dans les airs, et envoie son flow taoïste sur le beat rudimentaire et impeccable de James Wong. La silhouette du chevalier chinois se superpose à celle du break-dancer américain. La forêt ensorcelée des traditions asiatiques débouche sur le bitume de New-York, avec la même grâce sauvage et spontanée.

 

(1) Interview de James Wong, HK Magazine n°2, Avril 1997, p.62

 

Pierre Braillon
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