Un Homme et une Femme (Francis Lai)

La confusion des sentiments

Décryptages Express • Publié le 30/05/2016 par

UN HOMME ET UNE FEMME (1966)Un Homme et une Femme
Réalisateur : Claude Lelouch
Compositeur : Francis Lai
Séquence décryptée : Plus Fort Que Nous (Instrumental) (0:48:23 – 0:51:12)
Éditeur : Lucky Planets SRL

 

On dirait l’un de ces romans-photos empoisonnés au glucose, une niaiserie abominablement sentimentale pour ménagères esseulées comme il en pullule sur les chaînes de télévision. Un homme, une femme, tous deux inconsolables de la disparition tragique de leurs conjoints respectifs, élevant courageusement leur progéniture, et soudain jetés dans les bras l’un de l’autre par les voies du hasard et de l’amour… Difficile d’imaginer plus rasoir, n’est-ce pas ? Claude Lelouch, à l’inverse, raffole de ce genre de love stories dangereusement acoquinées au soap opera. Là, sans doute, réside l’un des pourquoi majeurs de l’érosion rapide de sa côté d’amour, tant auprès de la critique « sérieuse », qui a de toute manière fréquemment conspué ses prétentions crânes à fabriquer film après film un spectacle populaire, que du public, lassé de ses antiennes au goût de chantilly. Il fut une époque, cependant, où Lelouch était reconnu pour l’une des figures de grande importance du cinéma hexagonal. Aux fondements de son succès, Un Homme et une Femme, dont le titre même résonne comme un manifeste de la carrière qu’il a peu à peu bâtie. Après plusieurs films passés inaperçus, le cinéaste tenait enfin son acte de naissance symbolique.

 

C’était en revanche la toute première fois que Francis Lai embrassait la cause du Septième Art. Convenons-en, il aurait difficilement pu avoir la main plus heureuse. Surtout, il tombait au meilleur moment possible. En déracinant les antiques certitudes orchestrales, lesquelles auraient sans doute poussé à considérer d’un œil peu amène ce thème romantique entendant substituer aux violons pleureurs les fameuses roucoulades chantonnées par Nicole Croisille et Pierre Barouh, la déferlante nommée Nouvelle Vague avait accoutumé le petit monde du cinéma français aux plus insolites cocktails. Au lieu d’enfermer le compositeur dans une cellule capitonnée, on lui donna l’accolade. Au lieu de jeter sa petite mélodie dans un tiroir plein à craquer de pop sucrée, écoutée d’une oreille distraite, vite oubliée, on en fit un hit qui perdure aujourd’hui. Avec pour inconvénient, ceci dit, d’avoir confiné dans l’ombre tout le reste de ce qu’il écrivit pour Un Homme et une Femme. Plus Fort que Nous, qu’il s’agisse de la prestation vocale à mettre à l’actif du tandem précité ou de son pendant instrumental, fait partie de ces figurants valeureux mais cachés derrière l’arbre aux chabadabaderies. Il demeure pourtant l’une des plus délicates incarnations du spleen amoureux qui, imprégnant tout le film, érige entre Jean-Louis et Anne quantités de barrières invisibles contre lesquelles s’échouent leurs sentiments.

 

Plus Fort Que Nous

 

A présent, observons de plus près nos deux personnages, à l’intérieur de la voiture qu’il conduit. Tout parait propice au début de quelque chose. Il y a cette lueur dans les regards qu’ils se jettent à la dérobée, et les sourires presque béats jouant sur leurs lèvres, comme si la plage de Deauville, balafrée par les sillons des tractopelles, envahie par de noirs moutonnements de nuages, était le décor le plus enchanteur qu’ils eussent jamais contemplé. Complice de leur ravissement, Francis Lai ouate habilement l’atmosphère en lui donnant une patine jazzy, de celles qui frémissent de couleurs chaudes et portent à la bouche des couples d’amoureux les tendres petits riens qu’ils meurent d’envie de se susurrer. Ce pourrait presque être de la source music coulant avec douceur de la radio, pourquoi pas un inédit de Michel Legrand, dont la volupté, dans l’étroit habitacle, ne peut qu’incliner à un langoureux abandon.

 

Et voici que sa main à lui quitte le frein à main pour étreindre celle de sa passagère. C’est l’instant charnière, où la proximité physique, devenue presque intolérable, appelle à l’intimité des corps et peut-être aussi, qui sait, à celle des cœurs. Mais le visage d’Anne se ferme soudain. Elle hésite, puis évoque à haute voix la défunte épouse de Jean-Louis, non pour blesser celui-ci, dont elle ignore quelles circonstances tragiques ont provoqué son veuvage, mais parce qu’elle pressent que le souvenir de la morte, en se dressant entre eux deux, jettera des cendres froides sur cette passion qui, obscurément, l’effraie autant qu’elle la bouleverse. A peine les mots sont-ils tombés que la « radio » se réduit à un murmure à peine audible. Juste au moment où les cordes généreuses venaient prêter main-forte au lyrisme des bois… Sur la figure de Jean-Louis, le sourire s’est évanoui tout aussi prestement. « C’est incroyable de s’empêcher d’être heureux », songera-t-il plus tard, submergé par l’amertume. Un sentiment de fatalité qu’il chassera très vite, aiguillonné par les chabadabadas moelleux de retour une dernière fois. Pur masochisme ? Ce n’est pas complètement exclu. Conviction que c’est l’amour, noble, inexpugnable, qui fait tourner le monde ? En plus de cinquante ans de carrière, Lelouch n’a jamais prêché autre chose. Francis Lai, son musicien lige, non plus.

 

Benjamin Josse
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